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Impossible de lire cette histoire des Stackmann sans être tenté de la comparer à l’aventure que nous raconte l’inoubliable Étape de M. Paul Bourget. De part et d’autre, nous assistons à la chute fatale de pauvres créatures humaines qui ont marché trop vite, négligeant de s’arrêter aux « étapes » qu’elles rencontraient en chemin : mais avec cette différence que, dans le roman de Carry Brachvogel, la chute des Stackmann n’est pas, comme dans l’œuvre française, une catastrophe isolée, individuelle, et dont la faute puisse être imputée seulement à ses pitoyables victimes. C’est la société allemande tout entière, à chacun de ses degrés, qui porte aujourd’hui la peine de son excès de hâte ; et, au-dessus comme au-dessous de la famille des Stackmann, il n’y a peut-être pas en Allemagne une seule famille où le romancier n’aurait eu de quoi nous montrer des symptômes analogues de « dégénérescence » intellectuelle et morale, résultant de la même cause qui a entraîné, selon lui, la ruine tragique des deux fils de l’austère et robuste fabricant de couleurs.


Des « héritiers, » ou, plus exactement encore, de modestes petits bourgeois qui se trouvent avoir gagné un gros lot : tels nous apparaissent ces Allemands qu’un immense coup de fortune imprévu a brusquement transformés, depuis bientôt un demi-siècle, en une nation de vainqueurs et de maîtres du monde. Quoi d’étonnant que, enivrés par leur chance, ils aient laissé grandir en eux, d’année en année, ce fol orgueil national dont je parlais tout à l’heure, et qui me semble bien avoir eu pour résultats, à son tour, la plupart des travers ou des vices que s’accordent à nous signaler, comme on l’a vu, des écrivains aussi différens que le capitaine Pommer, M. Curt Wigand, et Carry Brachvogel ? J’ai trouvé tout justement, dans Les Héritiers, un témoignage bien caractéristique de cet orgueil improvisé d’une race à laquelle on aurait plutôt reproché, jusque-là, de nourrir trop de respect pour les « cultures » étrangères. Le jeune « intellectuel » Oscar Stackmann, au sortir de l’Université, est venu compléter en Italie sa formation spirituelle ; et voici les impressions que fait naître en lui le spectacle de Rome :


Il montait toujours plus haut jusqu’à l’endroit où, en pleine lumière de midi, se déployaient devant lui les puissantes ruines du palais d’Adrien. Là, tout était si énorme, si surhumain et cyclopéen, qu’il se sentait envahi d’une inquiétude, changée bientôt en une profonde angoisse. C’était comme si la colonne d’air qu’il avait à supporter était brusquement devenue une colonne de bronze. Il lui semblait que des mains de géans