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être contens ; peut-être même celui qui écrira l’histoire critiquera notre traité et dira en parlant de moi : L’imbécile ! il aurait dû demander davantage ! il l’aurait obtenu ! on aurait été obligé de lui donner !... Mais ce à quoi j’attachais le plus d’importance, c’est que mes partenaires fussent contens de moi. Les traités ne sont rien quand les gens qui les signent sont contraints et forcés. Je sais que ces gens-là sont partis contens. Je n’ai pas cherché à les mettre dedans... »


Il était capable de retours sur lui-même, de remords :


Je me sens l’âme triste, disait-il à Busch le 19 octobre 1877. Je n’ai jamais dans ma longue vie rendu personne heureux, ni mes amis, ni ma famille, ni moi-même... J’ai fait du mal, beaucoup de mal... C’est moi qui suis la cause de trois grandes guerres. C’est moi qui, sur les champs de bataille, ai fait tuer 80 000 hommes qui, aujourd’hui encore, sont pleures par leurs mères, leurs frères, leurs sœurs, leurs veuves !... Mais tout cela est affaire entre moi seul et Dieu ! Je n’en ai jamais retiré aucune joie et je m’en sens aujourd’hui l’âme anxieuse et troublée !


Il gardait la juste notion de son œuvre. A l’heure même où le Reichstag de 1888 lui accordait sa nouvelle loi militaire, qui faisait de l’armée allemande le plus formidable instrument de guerre, il déclarait tout haut :


Avec cette puissante machine, on n’entreprend point d’agression. Si nous devons faire une guerre, il faudra que ce soit en des circonstances où tous ceux qui devront y concourir, y sacrifier leurs intérêts, bref, toute la nation y consente d’un cœur unanime : il faudra que ce soit une guerre populaire. Dans une guerre d’agression, tout le poids des impondérables, qui pèsent beaucoup plus que les poids matériels, serait contre nous, en faveur de ceux que nous attaquerions.


L’un des premiers prisonniers que les Belges aient faits autour de Liège donna une courte, mais pleine définition de la guerre présente : « Ce n’est pas une guerre du peuple ; c’est une guerre des officiers. » Or, quelle que soit la docilité un peu servile des peuples d’Allemagne, Bismarck ne croyait pas que l’on pût durer bien longtemps quand on oubliait ce principe fondamental de toute politique, disait-il : « La patrie veut être servie, mais non pas dominée, » ni exploitée…


VICTOR BÉRARD.