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ânes se battent quand le foin manque au râtelier, » et l’histoire lui prouvait « que les Allemands sont enclins à se battre dès que leurs intérêts matériels ne sont pas fortement liés. » Mais l’enrichissement ne lui semblait qu’un moyen, non pas le but, et il en redoutait certaines conséquences :


Il est incontestable, disait-il dès 1856, que la création d’entreprises montées par actions et susceptibles d’une extension illimitée sans garantie contre les premiers fondateurs, et l’exploitation de la crédulité publique par l’agiotage sans emploi utile des valeurs créées est bien faite pour inviter les gouvernemens à combattre les maux et à prévenir les dangers qui résultent de cette multiplicité des institutions de crédit. Les exemples de fortunes trop faciles et trop rapides entraînent les gens estimables à négliger le gain dur, mais modéré, qui les faisait vivre, et les lancent dans une folle existence ou les dégoûtent du présent.


Bismarck, dès 1856, voulait lutter contre cet « esprit de vertige. » Il aurait tenu tête à toutes les coteries de Bourse et de Cour. Il eût crevé d’une boutade les grandes phrases et les grands projets :


Après Sadowa, racontait-il un jour, mon gracieux maître avait décidé d’enlever un morceau de territoire à chacun des princes battus, comme punition : « Je vais, me répétait-il sans cesse, exercer la justice de Dieu. » Je finis par lui répondre qu’il valait mieux laisser Dieu exercer sa justice lui-même.


Ce grand fourbe eût ménagé l’opinion de l’univers. Même après la dépêche d’Ems, même après le Congrès de Berlin, il voulait que le monde entier crût encore à sa franchise :


L’empire d’Allemagne ne repose que sur la confiance que l’on a de moi à l’étranger. En France, tout le monde a foi en ma parole. Le roi des Belges a dit encore tout récemment qu’un contrat écrit et signé ne valait pas une assurance verbale de ma part. Le Tsar a en moi une confiance illimitée. La Tsarine m’a dit en propres termes : « Toute notre confiance repose en vous. Nous savons que vous dites toujours l’exacte vérité et que vous faites ce que vous dites. »


Il voulait qu’on le craignît. Il tâchait néanmoins d’inspirer parfois d’autres sentimens. Le jour où il signe à Versailles le traité avec la Bavière qui rétablit l’Empire au profit des Hohenzollern, il reparaît devant ses intimes :


— Apportez une autre bouteille de Champagne ! commanda-t-il. Il s’assit à table avec nous et dit : « C’est un grand événement. » Puis il se mit à réfléchir quelques minutes et reprit : « Les journaux ne vont pas