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Il écrivait, — et à Sainte-Beuve, — le 7 juillet 1831, avant de connaître Juliette : « J’ai acquis la certitude qu’il était possible que ce qui a tout mon amour cessât de m’aimer... » Juliette semble avoir été sa compensation. Il fut très épris ; et jaloux. C’est par la jalousie que commença de se défaire leur intime félicité.

Hugo, soudain, ne supporte pas l’idée de ce passé où Juliette manqua de vertu. Or, ce passé, comment le négligerait -il ? A chaque instant, des créanciers se présentent, la facture à la main : c’est l’orfèvre Janisset, qui réclame douze mille francs ; le gantier Poivin, mille francs ; le coiffeur Georges, le sieur Vilain, marchand de rouge ; Mme Ladon, la couturière ; Mmes Lebreton et Gérard, pour les cachemires ; le tapissier Jourdain, et puis ces messieurs de l’usure. Mille francs de gants ! et quatre cents francs de rouge ! le poète n’aime point cela : il y déteste et la somme à payer et le signe d’une existence délurée. Il n’est point, à cette date, un opulent bourgeois. Mais, quand il sera, plus tard, cet opulent bourgeois, il continuera de n’être pas dépensier. En 1880, le 14 décembre, il a soixante-dix-huit ans ; Juliette, soixante-quatorze. Et Juliette lui écrit : « Je te le donne à nouveau (mon cœur), en te priant de ne pas trop le meurtrir par de petites tyrannies injustes et blessantes. Je te supplie, mon grand bien-aimé, de ne pas te faire juge de mes petits besoins personnels au fur et à mesure que je les éprouve. Quoi que je te demande, sois sûr que je n’irai jamais au delà du possible et qu’en aucun cas je n’abuserai de ta confiance ni de ta générosité. La situation que tu m’as faite dans ta maison ne me permet pas de me subalterniser, aux yeux des personnes que tu reçois, par des dehors peu en rapport avec ta fortune. Aussi, mon cher grand homme, je te prie de t’en rapporter à moi pour te faire honneur en même temps qu’à moi. D’ailleurs, le peu de temps que j’ai encore à passer sur la terre ne vaut pas la peine d’être marchandé... » Pauvre Juliette ! et lui, le cher grand homme, si dépourvu de prodigalité !... Un Chateaubriand et un Lamartine, si dépourvus d’économie, nous séduisent davantage. Un poète lyrique a une exubérance de langage et de pensée qui fait que nous le voyons mal, assidu au compte de ses gros sous. Mais, pendant un demi-siècle, Victor Hugo a chicané sa Juliette sur le chapitre de la dépense. C’est grand’pitié. Lorsqu’arrivent les factures, au début de leur liaison, il paye avec ennui, par petites sommes ; et il se fâche. Il a des mots blessans. Juliette, plus d’une fois, lui propose de rompre : « Je suis encore pour vous aujourd’hui ce que j’étais pour tout le monde il y a un an : une femme que le besoin peut jeter dans les bras du premier