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riche qui veut l’acheter. Voilà ce que je ne peux pas supporter. Je ne vous parle donc pas des autres causes de notre séparation. Adieu, bon Victor ; le cœur est triste... » Il savait la reprendre et, avec tout son génie, il l’enchantait. Puis elle l’adorait. Il avait formulé cet apophtegme fructueux et le répétait si bien que Juliette l’eut dans la mémoire exactement : « La toilette n’ajoute rien aux charmes d’une jolie femme, et c’est peine perdue de vouloir ajouter à la nature quand elle est belle ! » Juliette finit par le croire et mit à le croire une tendresse touchante : « Ma pauvreté, mes gros souliers, mes rideaux sales, mes cuillers de fer, l’absence de toute coquetterie et de tout plaisir étranger à notre amour, témoignent à toutes les heures, à toutes les minutes que je t’aime de tous les amours à la fois. » L’année précédente, par les soins du prince russe, elle avait des toilettes à émerveiller l’univers, un appartement magnifique sur le boulevard. Hugo l’a priée de vendre ses meubles, afin d’acquitter les dettes de naguère en majeure partie ; et il l’a installée rue de Paradis, au Marais, dans un logement de quatre cents francs, deux pièces et une cuisine. L’hiver, elle doit s’attarder au lit, pour épargner les bûches et le charbon. Et elle accepte ces mauvaises conditions. C’est qu’elle a bon caractère. Son amour la persuade ; et aussi les argumens de Victor Hugo l’ont frappée. Il a inventé, à l’usage de sa maîtresse, une admirable et si profitable doctrine de la rédemption : la courtisane rachetée par l’amour ; doctrine quasi religieuse, au moins mystique et fort économique. La discipline du Petit-Picpus n’est rien auprès de celle qu’endura de son « sublime Toto » la belle Juliette. Premièrement, il l’invitait au repentir : avec une sorte de fureur dialectique et jalouse, il lui reprochait sa frivolité ancienne, et ses amans, et sa richesse usurpée. Il l’invitait, et rudement, à une austérité rigoureuse, que seules les visites du poète avaient le droit et le plaisir d’interrompre. Elle déjeunait d’œufs et de lait, dînait de pain, de fromage et d’une pomme. Si la petite Pradier venait, l’on ajoutait au menu le dessert d’une orange, coupée en rondelles, avec deux sous de sucre et deux sous d’eau-de-vie. Cependant, le jour des Rois, quelle folie ! on achète une galette de dix sous. Le poète donne, chaque mois, quelques centaines de francs et jusqu’à mille francs l’année 1838 : mais principalement c’est pour les dettes d’autrefois, c’est pour effacer le libertinage. Elle écrit tous ses petits payemens et, à la fin du mois, soumet au jugement du poète ces comptes-ci : « Nourriture et vin, repas à Toto compris, 138 francs, six sous, un demi-liard ; faux frais, argent de poche, quatre francs, sept sous ; blanchissage gros et fin, quinze