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savait, la fûtée, et lui disait : « Vois-tu, je suis comme ton Claude Gueux ! » Ce n’était pas pour lui déplaire.

A plusieurs reprises, en lisant ses lettres, on s’attend qu’elle se sauve. Mais le poète s’est méfié de telles velléités indépendantes. Juliette ne se sauvera point. Il lui a très honorablement donné l’horreur de la vie aventureuse. En outre, il l’a convaincue de renoncer au théâtre. Que faire ? Elle ne bougera point : il est tranquille.

Certes, il l’aime ! Il l’aime avec un prodigieux égoïsme. Dans les centaines de lettres qu’a publiées M. Guimbaud, je ne vois pas l’indication d’un petit sacrifice qu’il ait consenti pour elle. Pas une seconde, il n’a pensé à elle autrement que dans l’intérêt de lui ; pas une seconde, il n’a pensé à l’égayer, il n’a pensé à lui orner l’intelligence et l’âme. Avec de l’amour, quel dédain de l’être qu’on aime ! Elle l’aime : et c’est tout ce qu’il veut. Elle lui est fidèle : et c’est ce qu’il exige. Il ne demande pas davantage. Il est parvenu à ses fins. Elle le traite comme un dieu. Elle lui écrit : « ton divin aîné Jésus... » Elle lui écrit : «... ta naissance, plus lumineuse et plus utile et plus heureuse pour le genre humain que celle du Christ ; et, dans une ère prochaine, on datera de Victor Hugo, comme on date encore de Jésus ; je baise tes pieds et je t’adore... » Il ne lui dit pas que c’est trop ; et il ne trouve pas que ce soit trop, j’en ai peur : ces comparaisons et confusions sacrilèges ne le gênent pas, ne le dégoûtent pas, et le flattent. Il a organisé le culte de Victor Hugo ; et la prêtresse, qui en même temps a le rôle de maîtresse, accomplit fort bien sa double tâche : il s’en félicite et garde une liberté coquine et orgueilleuse.

Le programme de rédemption qu’il inflige à la nouvelle Madeleine est, pour elle, un martyre et, pour lui, une commodité, de telle sorte que les remerciemens de la gentille femme ressemblent à une moquerie. Mais elle ne se moque pas. Elle souffre. De quel cœur a-t-il pu recevoir la lettre que voici, le 20 novembre 1839, après six ans d’amour ? « Je voudrais être morte et qu’il n’en soit plus question. Plus je prends de précautions, plus j’épure ma vie et moins le bonheur me vient. On dirait que je suis maudite, et il me prend des envies atroces de mettre les deux pieds sur mon amour. Je suis si malheureuse vraiment que je perds courage et espoir pour l’avenir. Cependant, tu as été bon pour moi, en t’en allant ; mais, mon Dieu, cela ne prouve pas qu’en t’en allant tout à l’heure tu ne seras pas le plus injurieux et le plus injuste des hommes. Je te fais une à une le sacrifice de toutes mes actions, même les plus insignifiantes, je m’observe extérieurement et intérieurement pour ne pas te donner