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je te demande... » 18 juillet : « Honneur aux vices éhontés des femmes du monde, infamie sur les pauvres créatures coupables des crimes d’honnêteté, de dévouement et d’amour... » Car l’autre, la rivale, était une femme du monde, enfer et damnation !...

La tromperie de sept ans une fois découverte, Juliette ne fut pas maladroite. Elle pardonna ; mais elle prit de l’ascendant. Les circonstances aussi la favorisèrent. Victor Hugo partit pour Bruxelles d’abord, et pour Jersey ensuite. Elle l’accompagna. Mais bientôt, elle réclama de n’être pas traitée comme une faute et dissimulée ; elle revendiqua le rang d’une sorte de maîtresse légitime. Quoi ! l’autre, la femme du monde, Victor Hugo ne l’a-t-il pas reçue chez lui ? « Pour celle-là, s’écrie Juliette, le foyer de la famille était hospitalier ; pour celle-là, la courtoisie protectrice et déférencieuse des fils était un devoir ; pour celle-là, la femme légitime lui faisait un manteau de sa considération et l’acceptait comme une amie, comme une sœur et plus encore. Pour celle-là, l’indulgence, la sympathie, l’affection !... » Et Juliette ? « Pour moi, l’application rigoureuse et sans pitié de toutes les peines contenues dans le code des préjugés, de l’hypocrisie et de l’immoralité ! » Juliette devient un peu anarchiste. Quand elle flétrit les « préjugés, » elle y va de tout son cœur ; et elle est habile. Les idées libertaires tentent Victor Hugo, depuis la révolution de février. En outre, son orgueil l’engage à concevoir que la morale universelle a des exceptions en faveur d’un si grand génie. Sans doute enfin le dévouement de Juliette, prompte à le suivre où il la menait et, pour lui, abandonnant tout, acceptant l’exil, tant de courage et de tendresse persévérante le touchèrent et lui parurent mériter une récompense. Bref, à Jersey, il conduisit chez elle ses deux fils Charles et François-Victor. Elle les eut à dîner et multiplia les prévenances. Elle copiait alors le manuscrit des Contemplations et promit de copier la traduction de Shakspeare à laquelle travaillait François-Victor. Elle voulut tailler et coudre une demi-douzaine de chemises pour Charles. Elle avait une petite bonne, Suzanne, et qui, tous les matins, portait à Marine-Terrace le bouillon d’herbes du maître. Pour Mme Hugo, elle cueillait les fraises et les roses de son jardin, brodait le chiffre des mouchoirs. Mme Victor Hugo elle-même reçut les bienfaits de Juliette active et empressée : un pot-au-feu à l’oie, divers petits plats. Si l’on était sans cuisinière à Marine-Terrace, Juliette prêtait Suzanne. Elle se désolait de ne pas faire mieux encore : « Je regrette que le préjugé m’empêche de me consacrer à vous tous entièrement... » Elle ajoute : « Ce serait pourtant bien naturel... » Mais non, Juliette, non !...