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A Guernesey, l’intimité des deux ménages fut, de jour en jour, plus étroite et, il faut l’avouer, de la façon la plus bizarre. Juliette avait grand soin de montrer la fine délicatesse de ses sentimens. Victor Hugo, lui, montre une désinvolture souveraine et, mon Dieu, cocasse. Un cadeau qu’il fait à Juliette, c’est une photographie où l’on voit le poète et Mme Victor Hugo dans une pose qui « symbolise leur félicité domestique. » Juliette remercia comme ceci : « Ce que mon cœur accepte ne peut pas déplaire à mes yeux. Loin d’être jalouse de la beauté de Mme Victor Hugo et de ses saintes qualités, je la voudrais plus belle et plus sainte encore pour l’honneur de ton nom et pour ton bonheur… » De l’ironie ? Aucune. Puis, un jour, c’est la Sainte-Adèle. A Hauteville House, on va souhaiter la fête de Mme Victor Hugo. Juliette n’est pas invitée. Mais elle envoie une tarte ; une tarte et ce billet : « J’ai le cœur plein d’une tendresse infinie pour tout ce que tu aimes. Soyez gais, soyez heureux. Le reflet de vos joies suffit à illuminer mon âme. » Ensuite, les relations des deux ménages sont par trop surprenantes ; et il n’y a plus qu’à les raconter avec étonnement. Mme Victor Hugo désira de se lier avec Mlle Drouet ; M. Guimbaud nous apprend que seule l’en détournait la crainte de ce cant anglais, qui sévissait dans l’île ; les Guernesiais sont, paraît-il, des gens austères. Mais, à la fin de l’année 1864, il fallut que Mme Victor Hugo partit pour le continent, car elle avait mal aux yeux et ne se fiait pas aux médecins de l’île. Auprès de l’exilé, elle laissait Mme Julie Chenay, sa sœur, bonne personne, dénuée « d’esprit de suite et d’esprit de chiffres. » Une intendante bien meilleure serait Mlle Drouet. Mme Victor Hugo s’en avisa. Pour entrer en matière, elle écrivit à sa voisine : « Nous célébrons Noël aujourd’hui, madame. Noël est la fête des enfans et, par conséquent, des nôtres. Vous seriez bien gracieuse de venir assister à cette petite solennité, la fête aussi de votre cœur. Agréez, madame, l’expression de mes sentimens aussi distingués qu’affectueux. — Adèle Victor Hugo. » Tous les ans, à l’occasion de Noël, Victor Hugo et sa femme invitaient à un bon repas les enfans pauvres du pays. Juliette eut beaucoup de dignité. Elle refusa les avances de Mme Victor Hugo ; elle les refusa très bien : « La fête, madame, c’est vous qui me la donnez. Votre lettre est une douce et généreuse joie ; je m’en pénètre. Vous connaissez mes habitudes solitaires et ne m’en voudrez pas si je me contente aujourd’hui, pour tout bonheur, de votre lettre. Ce bonheur est assez grand. Trouvez bon que je reste dans l’ombre, pour vous bénir tous pendant que vous faites le bien. Tendre et profond dévouement. — J. Drouet. » Mme Victor Hugo fut absente plusieurs