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Puis un bon soufflet, un coup de pied dans le ventre et des coups de canne. Il traitait pareillement « les ministres du saint Évangile quand il leur prenait envie d’aller voir la parade. » C’est pour cela qu’on évitait de se trouver sur son chemin. Il était brutal à merveille. Un jour qu’il n’approuvait pas une idée de la princesse Guillelmine, sa fille, — celle-là qui devint la margrave de Baireuth et qui avait beaucoup d’esprit, — il la mena jusqu’à une fenêtre par où il pensa la jeter. La reine arriva justement lorsque la princesse allait faire le saut ; et elle la retint par ses jupes : « il en resta, dit Voltaire, à la princesse une contusion au-dessous du téton gauche qu’elle a conservée toute sa vie comme une marque des sentimens paternels et qu’elle m’a fait l’honneur de me montrer. » La cupidité de Frédéric-Guillaume tracassait méticuleusement son peuple. Il acheta, et à très bon compte, les terres de ses nobles ; ceux-ci eurent de l’argent et le dépensèrent : il établit des impôts sur la consommation et ainsi l’argent qu’il avait payé retournait dans ses coffres. Puis il organisa un système d’amendes très fertile. Par exemple, si une fille faisait un enfant, la famille devait au Roi une petite somme, « pour la façon. » Et la baronne de Kniphausen, riche veuve berlinoise, eut le tort de tomber mère trop de mois après le décès de son époux : « le Roi lui écrivit de sa main que, pour sauver son honneur, elle envoyât sur-le-champ trente mille livres à son trésor ; elle fut obligée de les emprunter et fut ruinée. » C’est ainsi qu’on fait les bonnes maisons ; et Frédéric-Guillaume, en peu d’années, devint le Roi le plus riche de l’Europe ; son peuple, évidemment, le plus pauvre, l’argent n’ayant pas le don d’ubiquité.

La manière de Voltaire, ne la voit-on pas ? En même temps qu’il plaisante, il a dessiné un portrait. — On n’y songeait pas ; et y songeait-il ? Mais on a le personnage sous les yeux, ridicule et vivant. Aucun trait qui ne se soit posé à la place précise où il marquait un caractère : peu de traits, et chacun d’eux fortement accusé, tous réunis comme dans une réalité manifeste. Et ce n’est pas là, certainement, tout Frédéric-Guillaume : il y avait, dans ce monarque, autre chose et, probablement, une grandeur que Voltaire se plut à méconnaître. On devine, sinon cette grandeur, au moins une suprématie de l’intelligence, de la volonté. Que de sûreté, dans cet art si rapide ; dans cette fausse nonchalance d’un prompt récit, quelle rigueur avisée ! Puis, les débuts de la monarchie prussienne, est-ce que Voltaire ne les a pas attrapés le mieux du monde ? Une petite monarchie de gens qui sont des caporaux parvenus et qui ont leur projet de réussite,