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dont ils ne démordent pas. Il leur faut des soldats, de l’argent pour se procurer des soldats, une discipline pour tenir les soldats. C’est toute ; l’intention de Frédéric-Guillaume ; une intention que Voltaire, quant à lui, n’estime pas beaucoup. Mais enfin, lorsqu’il racontera, — et avec moins de chagrin qu’il ne l’aurait dû, avec le plus vil entrain, disons-le, — notre défaite de Rosbach, « la défaite la plus inouïe et la plus complète dont l’histoire ait jamais parlé, » il saura bien l’expliquer par des motifs impérieux : « La discipline et l’exercice militaire que Frédéric-Guillaume avait établis, et que le fils avait fortifiés, furent la véritable cause de cette étrange victoire ; l’exercice prussien s’était perfectionné pendant cinquante ans… » Voltaire débrouille fort bien tout cela. Seulement, ce caporalisme l’impatiente, le choque. Il est de bonne humeur et ne va point se fâcher ; mais à se moque, avec plus de gaieté que de colère.

Il ne prend point au sérieux ces Prussiens qu’un Frédéric-Guillaume mène à la baguette. Il les présente comme de pauvres diables, des rustres et à peine dégrossis. Frédéric-Guillaume les a dressés à la manœuvre ; qui les civilisera ? Ce n’est point l’affaire de ce « vandale. » Mais ce vandale a un fils, tout différent de lui, féru de poésie, de philosophie, de musique, liseur passionné, joueur de flûte. Et, quand le roi pinçait le prince héréditaire en train de lire, il lui arrachait le livre des mains pour le jeter au feu ; on train de filer des sons mélodieux, il lui cassait sa flûte. Le vandale résolut même d’en finir avec cet incorrigible jeune homme et de lui faire couper la tête : « Il considérait qu’il avait trois autres garçons dont aucun ne faisait des vers et que c’était assez pour la grandeur de la Prusse. » Les juges ne manquaient pas à Berlin ; et ils n’étaient pas désobéissans : de sorte que le prince héréditaire fut à la veille de son dernier jour quand Charles VI, l’empereur, voulut bien lui sauver la vie. L’Empereur envoya au roi de Prusse le comte de Seckendorf, lequel plaida la cause de l’imprudent mélomane et eut beaucoup de peine à obtenir qu’il n’eût pas le cou tranché. Plus tard, le prince héréditaire, devenu roi de Prusse, glissa dans les Mémoires de Brandebourg un affreux portrait de Seckendorf : « après cela, dit Voltaire, servez les princes et empêchez qu’on ne leur coupe la tête ! » Mais Voltaire eut pitié, semble-t-il, de cet adolescent malheureux, si touchant peut-être dans son amour de la littérature et de la pensée, de la musique et de tous les arts qui ornent la vie, si résolu à défendre les intérêts de la raison, victime et presque martyr de ses idées et de ses goûts ; oh ! l’aimable prince !… Voltaire ne l’a-t-il pas aimé ? Il dit : « Je