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a fait la beauté de leur attitude, c’est l’abnégation avec laquelle ils se sont arrachés à la douceur de ces affections de famille. Sabine, Camille, attendent avec anxiété les nouvelles du champ de bataille. Combien sont-elles, dans toute la France, les pauvres femmes qui tremblent à chaque coup de sonnette, guettent l’arrivée du facteur, et redoutent chaque fois la nouvelle qu’il leur apporte ? Le vieil Horace a beau se raidir dans sa vertu déjà stoïcienne, on devine que la tendresse du père va faire trembler la voix du patriote : c’est à cela même que tous les pères se reconnaissent en lui. Une atmosphère de deuil et de gloire enveloppe toute la pièce :


Deux jouissent d’un sort dont leur père est jaloux.
Que des plus nobles fleurs leur tombe soit couverte :
La gloire de leur mort m’a payé de leur perte.


Elle l’a payé, elle ne l’a pas consolé...

Les drames de Corneille sont les drames de l’héroïsme : Polyeucte est le drame du martyre ; aussi marque-t-il un degré de plus dans l’échelle des valeurs morales. Que le héros se sacrifie d’ailleurs pour la religion ou pour cette autre religion qui est le culte de la patrie, peu importe : il personnifie l’esprit de sacrifice ; il se dévoue pour un idéal ; et il n’y a rien au monde de plus beau. Mais cet idéalisme ne doit pas être seulement la vertu sublime de quelques individus qui les élève au-dessus de l’humaine condition ; elle est encore la vraie force des peuples. C’est ce que nous appelons en langage courant, ou en jargon moderne : le facteur moral. Une nation qui ne met rien au-dessus de la prospérité matérielle n’est pas digne de durer et, de fait, est bien près de disparaître. Elles aussi, les nations doivent être idéalistes ou ne pas être. Et Polyeucte est une magnifique leçon d’idéalisme.

Le génie de Corneille s’est si bien identifié avec ce genre de tragédie, que dans toute pièce où vibre l’âme de la pairie il nous semble apercevoir un rayon émané du foyer cornélien. C’est ce qui est arrivé pour la fille de Roland, et c’est le plus bel éloge à faire de ce drame, qu’on puisse le citer tout de suite après ceux de Corneille. Cette fois encore, dans la hâte du premier moment, et désireux de faire entendre au public des accens dignes des circonstances que nous traversons, on est allé tout droit au drame d’Henri de Bornier. On connaît l’histoire vraiment singulière de cette pièce. Quand elle fut représentée en 1875, on crut qu’elle était un écho de l’Année terrible, et on ne douta pas que ce cri de fierté ne fût celui de l’âme française qui se redresse