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mener en automobile à Meiningen où je pourrais encore atteindre le rapide de Wurtzbourg, ceci pour me permettre d’assister encore au fameux déjeuner qu’on allait avancer d’une heure. On le servit dans une salle ovale et on avait, en plein jour, allumé une série de corbeilles chargées de fruits multicolores, suspendues autour de la frise comme une guirlande étincelante. Tous les convives étaient réunis pour ce dernier repas de la Paix. C’était d’une gravité, d’une solennité infinies. Les Français, les Russes, les Anglais, les Belges, levèrent leurs verres pour saluer la dame octogénaire qui, de sa voix tremblante, évoquait le délicieux Paris d’autrefois !... Mais, parmi les fleurs, les regards se cherchaient inquiets ; on s’interrogeait furtivement à demi-voix d’une place à l’autre. On se demandait dans quelles conditions on se reverrait... A une voisine de table qui hésitait à partir pour Londres, je venais de donner brièvement des conseils pressans, lorsque le comte W..., tirant sa montre, me chuchota qu’il était grand temps de faire mes adieux. Rapidement, je fis le tour des convives, serrant avec émotion la main de chacun en face du lendemain redoutable. En courant, je traversai les longues salles encore remplies de gens attablés. Dans ma hâte, je faillis renverser un garçon italien qui, les bras chargés de plats, sortait de l’office. Le comte W... me mit en voiture. L’automobile, mené par le mécanicien français, traversa le parc. Alors, par une ironie du sort, les jardinières disséminées sur les pelouses avec leurs râteaux, coururent, joyeuses, derrière la voiture. C’est que ce jour-là elles venaient d’inaugurer leurs beaux costumes thuringiens que les couturières leur avait livrés le matin. Quelle gaité affreuse que ces corsages enrubannés, ces jolis bonnets à brides, s’agitant sur le vert frais des gazons ! Les filles, heureuses de leurs atours, saluèrent une dernière fois de la main le voyageur étranger qui courait à la frontière... Ce fut le dernier salut de la Vieille Allemagne, du peu qui en restait...


La voiture, dans sa course précipitée, roula dans les forêts, à travers les rians villages auréolés de paix estivale. A Meiningen, j’eus juste le temps de sauter dans le train, laissant le pauvre mécanicien consterné de mon départ et du conseil que je lui avais donné de fuir au plus vite... Dans mon compartiment, je trouvai une dame avec son fils, aspirant médecin de