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mille années : il n’y a qu’un César dans l’histoire de Rome, et César n’a régné que deux ans. Mais, si brève, l’apothéose du pouvoir personnel n’en est que plus fulgurante. Son triomphe de quelques heures paie avec usure des siècles de lente, pénible et convulsive préparation, des siècles aussi de décadence et d’agonie. Le césarisme selon Mommson, comme, « le grand aloès à la fleur écarlate » dont parle le poète,


Ayant vécu cent ans, n’a fleuri qu’un seul jour.


Qu’importe, si la fleur est éblouissante ?

Ce n’est pas ici le lieu de discuter la doctrine mommsénienne de la dictature. Il est même superflu de montrer tout ce qu’il y a d’insolemment germanique dans cette adoration de l’absolutisme, dans ce culte effréné de la force, dans ce mépris du droit et de la liberté. Ce que nous voulons noter seulement, c’est la profonde cohésion de son système. Un lien indissoluble unit sa conception du gouvernement intérieur et sa théorie de l’expansion nationale. S’il investit son « monarque » d’une autorité sans limite et sans contrôle, s’il brise devant lui toutes les résistances, s’il concentre en sa main la vitalité de tout un peuple, c’est afin que cette vitalité, ainsi ramassée, s’assujettisse le reste du monde. Plus encore que « césarienne, » la politique de Mommsen est « impérialiste, » dans le double sens du terme, car ce n’est pas pur hasard, si le même mot désigne à la fois le pouvoir absolu d’un homme dans l’État et le pouvoir absolu d’un État dans l’univers. Mommsen, du moins, ne sépare pas les deux notions. En ceci encore il est bien Allemand. Les Germains de son temps, et plus encore ceux du nôtre, sont ce qu’étaient la plupart des Romains à l’époque de Sylla ou de César : ils acceptent d’être asservis chez eux pour être les maîtres chez les autres, tous, même les soi-disant « intellectuels, » « libéraux, » ou « révolutionnaires, » sont vite domestiqués, dès qu’on les gorge de conquêtes. Il y a des nations dont l’ambition est plus fière, qui ne veulent renoncer ni à la liberté au dedans, ni à la prépondérance au dehors : de celles-là, s’il en avait eu l’occasion, Mommsen aurait sans doute parlé avec beaucoup de dédain. Le peuple fort qu’il conçoit et qu’il décrit dans son histoire n’a pas à s’embarrasser de pareils soucis. Plus simplement, il se fait esclave, afin de devenir tyran, réalisant à sa façon le mot de Tacite, omnia serviliter pro dominatione.