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JEUNE FILLE.

bascule claque nettement sous notre poids; nos voisins, une grosse mélomane qui s’évente de son programme, et un jeune homme faible et désolé qui semble échappé d’une collection, ne nous plaisent pas du tout. C’est affreux d’avoir à partager toutes les délices ou les affres de l’harmonie, avec des gens dont la présence vous hérisse et vous importune. Le concert, c’est, si l’on aime la musique, un endroit où le thème de la jalousie se développe à l’infini. On voudrait que les oreilles voisines ne puissent percevoir que les accens qui nous déplaisent, que les phrases mélodiques dont la courbe ne s’ar- rondit pas jusqu’à notre cœur, que les cris dont l’élan tragique ne parvient pas jusqu’à notre sensibilité, que les appels dont la persuasion s’arrête au seuil de notre chair. Mais toute la musique qui nous transperce, nous enveloppe, nous émeut, nous soulève, nous emmène dans un aérien ou souterrain voyage à travers le plus azuré ou le plus obscur de nous-même, tous ces pleurs faits de nos détresses, tous ces apai- semens nés de nos supplices, toutes ces supplications qui ne s’adressent qu’à notre âme, toutes ces ardentes voix qui ne s’emparent que de nos sens, les autres ont-ils le droit de les profaner en les écoutant, en les accueillant aussi? musique prostituée, harmonie divine et pourtant jetée à tant d’échos, que je te voudrais à moi seule! Quelle émotion plus chaste et plus profonde me donne la voix d’Angelise ne chantant que pour moi, dans le secret crépuscule d’une chambre close 1 Si j’étais reine, un orchestre savant ne jouerait jamais que pour moi seule ; certes, j’offrirais à mon peuple des spec- tacles et des chansons; mais, certains soirs, toute seule dans une loge d’ombre cramoisie, j’écouterais la grande voix magi- cienne de la musique, et mon étroit théâtre fantomatique à peine illuminé de lueurs glissantes sur ses blancs et sur ses ors, j’en peuplerais les loges désertes de mes désirs et de mes songes I — N’as-tu pas trop chaud, Juliette? — Si; veux-tu m’aider à enlever mon manteau? Je lui rends le même service; puis, de nouveau absorbées chacune dans nos pensées, nous ne nous adressons plus la parole. Bel (( andante » mélancolique^ berce mon cœur si doulou- reux ! Ahl je ne savais pas encore à quel point mon cœur était triste. Mais veux-tu me forcer aux larmes, à leur aveu mul-