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aurait de quoi nous prouver, chez lui, la présence d’un vrai talent inné pour la diplomatie.

Devant l’insuccès de leurs premières tentatives, les policiers allemands seraient allés volontiers jusqu’à faire dérailler le train qui l’emmenait. Du moins, à défaut de ce moyen trop « héroïque, » n’ont-ils rien négligé pour retarder sa sortie d’Allemagne. Ils l’ont forcé, malgré ses protestations, à changer de train en cours de route, pour prendre une voie qui allait, en effet, l’éloigner de la frontière hollandaise. Ils l’ont retenu presque de gare en gare, en obtenant de dociles employés qu’ils feignissent de le soupçonner d’avoir un faux passeport. Enfin voici que, dans la gare d’Essen, où la malice. de ses adversaires lui avait imposé un nouvel arrêt, voici qu’il s’est vu aborder par un Anglais infiniment authentique, un Anglais blond, rasé, à la mâchoire osseuse, qui, sans l’ombre d’accent, l’a supplié d’avoir pitié de lui ! Ce malheureux, ayant absolument besoin de rentrer dans son ! pays, était parvenu à se procurer un passeport américain : mais il sentait que la police se méfiait de lui, et combien il aurait de reconnaissance à M. Wood si celui-ci, — qui ne pouvait manquer d’être un Américain bien en règle, — consentait à le reconnaître pour son compatriote ! Sous l’effet d’une nouvelle inspiration de son génie de diplomate, M. Wood trouva le courage d’endurcir son cœur. Il s’excusa de ne pouvoir pas obliger l’inconnu, ce qui lui valut, de la part de celui-ci, un regard plein de haine ; et sur tout son chemin, depuis lors, il ne devait plus cesser d’avoir auprès de soi ce prétendu Anglais, qui, d’ailleurs, s’était bien abusé sur les sentimens de la police allemande à son endroit, car, même à la frontière, c’est à peine si l’on allait faire semblant de regarder ses papiers ! De telle sorte que M. Wood tendrait plutôt désormais à deviner en lui un dernier représentant de la police allemande, attaché à ses pas pour le cas où quelque hasard permettrait encore de jeter un coup d’œil sur le contenu de son portefeuille. Mais, en tout cas, M. Wood, toujours très réservé dans ses affirmations, n’hésite pas à nous garantir que ce soi-disant Anglais muni d’un passeport américain, — et qu’il a vu débarquer sans encombre au port de Folkestone, — était très certainement « un espion au service de l’Allemagne. »


T. DE WYZEWA.