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Les pasteurs, parmi lesquels Rousseau comptait quelques amis, n’acclamèrent pas d’abord le bûcher de l’Emile avec cette unanimité dont ils avaient acclamé jadis le bûcher de Servet. Ce Rousseau, que l’on traitait en ennemi du christianisme, était celui-là même qui les avait défendus. Son programme d’une religion naturelle apparaissait à Moultou comme n’étant que le christianisme bien entendu. « Je ne doute plus que Rousseau ne soit chrétien, déclarait le pasteur Jacob Vernet, quoiqu’il ne le soit pas comme moi. » Jacob Vernes disait à son tour avoir lu « avec transport » le système de religion naturelle exposé dans l’Émile : il eût voulu seulement que Rousseau montrât l’accord du christianisme ave² cette religion naturelle. « Il n’y a pas quatre de nos ministres qui aient approuvé le décret pris contre vous, écrivait Moultou à Rousseau en août 1762, et pas un seul qui ait osé dire qu’il l’approuvât. » Ce qui gênait les pasteurs, — Moultou l’avouait naïvement, — c’est que l’Émile laissait de côté la foi au miracle et que cette foi, devenue superflue peut-être, pour le peuple de Paris, leur paraissait nécessaire encore pour le peuple de Genève. C’étaient ainsi des raisons de tactique pastorale, d’apologétique populaire, qui les amenaient peu à peu à prendre contre l’Émile, ouvrage « très bon pour Paris, mais dangereux à Genève, » une attitude plus tranchée.

Jacob Vernes se mit à l’œuvre ; il griffonna ses Lettres sur le christianisme de M. Jean-Jacques Rousseau. Derrière lui, il y avait les pasteurs Vernet et Claparède, qui relurent le livre avant son apparition : « C’est presque l’ouvrage de tout ce monde-là, » écrivait dédaigneusement leur collègue le ministre Moultou, demeuré fidèle à Rousseau. Dans la personne de Vernes, la Compagnie prenait parti, tardivement, mais nettement ; mais combien étaient vagues les positions dogmatiques de Vernes ! Il ne mentionnait que bien fugitivement la divinité du Christ, et se bornait à tracer un portrait du caractère moral du Christ d’après l’Evangile. Etait-il donc si loin de Rousseau ? Rousseau, ulcéré, finissait par écrire dans ses Lettres de la Montagne :


Ce sont de singulières gens que messieurs vos ministres. On ne sait ni ce qu’ils croient, ni ce qu’ils ne croient pas. On ne sait pas même ce qu’ils font semblant de croire. Leur seule manière d’établir leur foi est d’attaquer celle des autres, et ils croient se montrer assez orthodoxes en se montrant persécuteurs… On leur demande si Jésus-Christ est Dieu, ils n’osent