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troupeaux qu’il menait paître, il pleurait du désir d’aller à l’école. Ses parens, étonnés de son intelligence et de sa mémoire, le confièrent à un maître, Pierre Veinard, qui, nous dit-il, brillait par sa doctrine non seulement catholique, mais sainte, et qui avait l’art de rendre évangéliques les poètes et les orateurs qu’il interprétait. Chez presque tous ces hommes on retrouve le même respect et la même reconnaissance pour les premiers maîtres qui éduquèrent leur enfance. Ces maîtres avaient assurément leurs défauts et leurs petits travers, mais leurs élèves ne retenaient d’eux que leurs marques de dévouement et le bénéfice retiré de leurs leçons. Ils ne songeaient pas à se grandir en les rapetissant, et leur gratitude s’augmentait de tout ce qu’ils avaient acquis plus tard. Nous avons changé cela. Nos hommes les plus importans, lorsqu’ils écrivent leurs souvenirs, semblent se plaire à relever les imperfections ou les ridicules de leurs éducateurs. Ils les traduisent ironiquement ou majestueusement à leur barre. Avec l’humilité chrétienne, ce sont des qualités de tact et de goût qui s’en vont. Pierre Le Fèvre était humble. Un jour de sa douzième année, pendant les vacances, comme il avait repris son office de berger et qu’il arrivait dans un certain champ, il éprouva tout à coup un ardent désir de pureté et promit à Dieu de se garder chaste pour l’éternité. A dix-neuf ans, il s’éloigna de son pays natal et vint à Paris. Il ne savait encore ce qu’il voulait faire, hormis aimer Dieu et apprendre. Il conservait, au fond de lui-même, une nostalgie de ses solitudes pastorales, et, du milieu de ses troubles de conscience, il apercevait toujours, comme un rêve, le désert où saint Jérôme se nourrissait de racines et d’herbes. Le Mémorial, qu’il écrivit presque à la veille de mourir, en 1546, est une des plus tendres confessions de lyrisme intérieur que possède, à notre connaissance, la littérature mystique. Il n’y raconte guère qu’une année de sa vie, précédée et suivie d’un rapide exposé des faveurs qu’il reçut de Dieu. Point d’événemens ; tout se passe dans son âme, quand il est en prières ou devant l’autel. C’est de son âme qu’il parle ; c’est à son âme qu’il parle. « O mon âme, qu’il te souvienneI… Remarque ici, mon âme… O mon âme, s’il était en ton pouvoir de saisir et de comprendre !… » Aucun livre ne nous donne une impression spirituelle plus vive. Une âme se présente à nous dans sa nudité incorporelle avec ses frémissemens de lumière et ses rougeurs sous les opérations délicates