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Page:Revue des Deux Mondes - 1916 - tome 31.djvu/873

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wagons sont ouverts. Nous sommes dans une gare que je crois reconnaître. Je ne me trompe pas, en effet : un nom sur la muraille, Heidelberg, fixe bientôt mes doutes.

J’y suis venu autrefois dans la cité de pierres rouges, la vieille capitale universitaire des bords du Neckar. Touriste intéressé, j’ai parcouru sa curieuse Hauptstrasse, gravi le chemin des Philosophes, admiré le panorama de la Molkencür. Prisonnier de guerre, je n’irai plus aujourd’hui déguster le vin blanc à la Hirschgasse, la joyeuse guinguette où tant de générations d’étudians ont gravé leurs noms dans les tables de chêne. Mais du moins, si je dois être interné ici, la captivité me sera-t-elle moins rude et moins lointaine, en ce décor que je connais et j’apprécie.

Je me suis trop hâté de me réjouir. Ce n’est point vers un hôpital, mais à la prison qu’on nous conduit, sous bonne escorte, mes camarades et moi. Un geôlier pavoisé, telle une bannière d’orphéon, de médailles titinnabulantes, vient prendre livraison de nos personnes. Et me voici, dans un cachot peu récréatif, uniquement meublé d’un escabeau, d’une cruche et d’une couchette en planches. Je suis écrasé de fatigue, je m’étends sur ce lit raboteux et, la tête sur mon sac, m’endors profondément. Un bruit de clefs, fourgonnant dans une énorme serrure, pour le moins contemporaine de l’électeur Othon, me réveille en sursaut. Le cerbère constellé apparaît sur le seuil, dépose un bol de soupe sur l’escabeau et me fait signe de prendre la cruche en appuyant son geste d’un aus énergique.

J’empoigne le récipient de grès, le suis à travers un dédale de couloirs. Il me laisse dans une cour, près d’une fontaine où j’ai la surprise de rencontrer trois compagnons inattendus. Ce sont des Japonais, venus étudier la morale kantienne à Heidelberg ; la déclaration de guerre du Mikado à l’Allemagne les y a fâcheusement surpris. L’un d’eux m’explique leur mésaventure dans un anglais chantant. Il se montre fort courroucé, lui, fils de samouraï, d’être traité en criminel de droit commun. Son admiration pour la Kultur s’en trouve bien amoindrie. Le retour du geôlier met fin à notre entretien et ce dragon rébarbatif me réencage en ma prison.

L’après-midi se passe des plus maussades, comme on peut croire. En me hissant sur l’escabelle, j’aperçois par une lucarne les ruines du château et n’y puise qu’une médiocre consolation.