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Page:Revue des Deux Mondes - 1916 - tome 31.djvu/877

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infaillible, et le dieu de la discipline habite leur âme doctorale.

La visite se prolonge ainsi plusieurs heures avec le même décorum et la même soumission. Je l’ai décrite avec quelques détails, car elle se répétera toujours identique pendant plusieurs mois.

Au fur et à mesure de leur guérison, les blessés quittaient le lazaret pour descendre dans les écuries qu’ils trouvèrent bientôt remplies. Nous les y suivrons pour raconter le train-train habituel de leurs journées, leurs pauvres joies et leurs longues misères.

Quant à moi, le brassard que je porte au bras va me valoir des faveurs inespérées, dont les moins précieuses ne seront pas de coucher de temps à autre dans un lit et de pouvoir quelquefois quitter le morne camp-prison où nous sommes enfermés.

Pour éviter également d’ennuyeuses répétitions, j’indiquerai tout de suite quelle était notre nourriture, dont le menu Spartiate ne changea guère que pour diminuer encore au printemps,

Donc, à six heures du matin en hiver et à cinq heures en été, dès le réveil sonné, des corvées de prisonniers porteurs de vastes bassines en fer-blanc se rendaient aux cuisines sous la conduite de caporaux allemands. Ils en rapportaient un liquide jaunâtre, non sucré, fleurant l’orge et le gland grillé, pompeusement baptisé « café, » qu’on nous distribuait au moyen d’une louche dans une sorte de terrine vernissée, toute pareille à celles où les cuisinières mettent égoutter leurs lavettes. Nous, avalions de notre mieux ce fadasse breuvage, dont la chaleur nous ragaillardissait un peu durant la longue période des grands froids. Parfois, on nous ménageait une surprise. Au lieu de « café, » c’était du « thé, » c’est-à-dire une décoction de feuilles de saule, adoucie et colorée par de la mélasse. Quelles délices alors !…

Vers midi, avec le même cérémonial, on nous apportait le déjeuner. Il était toujours le bienvenu, car on pense bien que notre pitance du matin, l’infusion de problématiques verdures, n’était plus qu’un lointain souvenir pour nos estomacs vides. La chère, pourtant, était bien rebutante. Il fallait, pour l’ingurgiter, un palais comme un odorat exempts de dégoûts, notre appétit frénétique exaspéré par le jeûne. Le plus souvent, c’était une soupe d’eau grasse où le saindoux mal délayé luisait en yeux ronds : un brouet de pommes de terre germées, de betteraves ou