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Page:Revue des Deux Mondes - 1916 - tome 31.djvu/878

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de choux mal épluchés y nageait pauvrement. Par une délicate attention des cuisiniers, sans doute destinée à le rendre plus substantiel, nous avions fréquemment la joie d’y trouver macérées des chenilles. Pour varier cet appétissant régal, on nous servait aussi une bouillie de « farinette, » sorte de consistant cataplasme qui donnait au mélange l’agréable aspect d’un bain de pieds à la moutarde. Deux fois par semaine, nous recevions en outre une languette de viande large comme un écu de cinq francs. On la qualifiait, suivant les circonstances, bœuf, mouton ou porc, mais elle avait uniformément le même goût et la même odeur : celle du bouc, malheureusement.

Le dîner, plus déplorable encore, se composait, un jour sur deux, d’une moitié de saucisse froide, et l’autre d’un hareng saur étique, que, faille de fourchette et de couteau, nous étions réduits à déchiqueter avec nos dents ; le tout assaisonné d’un maigre croûton de pain noir, le fameux kriegsbrod, abominable autant qu’indigeste mixture de seigle et de fécule.

On conçoit que nous n’engraissions guère à ce régime cénobitique et, pour ma part, j’y laissai quatorze kilos. Aussi, les prisonniers valides ou convalescens s’anémiaient vite et se débilitaient. Nous en perdîmes beaucoup durant l’hiver, qui, ayant échappé à leurs blessures, périrent d’épuisement progressif et de cachexie lente. Ils sont véritablement morts de privations, et l’intendance allemande, tant vantée par nos ennemis, doit être tenue pour responsable de cette fin navrante.

Les plus malheureux furent surtout les Russes qui nous arrivèrent dans la suite. Un moujik mange certainement deux ou trois fois plus qu’un paysan français. Les pauvres diables se précipitaient sur les gamelles déjà vidées par nous, pour en racler goulûment le fond et les parois. Combien de fois ne les ai-je pas vus fouiller, comme des bêtes affamées, les tas d’épluchures, se disputer les reliefs des poissons que nous jetions.

L’une des raisons aussi qui contribuèrent à déprimer le moral des prisonniers, durant cette première période, fut l’oisiveté complète à laquelle ils étaient condamnés. Plus tard, comme on le verra, on leur imposa du travail et des plus pénibles, à la vérité ; mais, jusqu’au printemps, ils traînèrent, les bras ballans, dans l’enceinte palissadée. Nous autres, les infirmiers, nous étions du moins occupés, sinon distraits par notre besogne quotidienne, mais nos compagnons s’abrutissaient