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figures étrangères si inopinément arrivées, et comme tombées du ciel pour remplacer les absentes.


On a logé quelques familles dans le quartier perché au-dessus du Champ de foire, et notamment un ménage belge. — L’homme est menuisier, et ne sait pas un mot de français, mais sa femme le parle bien et sert d’interprète à toute la colonie. Aussitôt dans le pays, elle a fait engager son mari comme aide par le sacristain, menuisier comme lui, et dont l’atelier touche à leur logis. Il travaille ainsi tout à côté d’elle, et je la trouve, un après-midi, installée et tricotant devant sa porte. Il fait un temps superbe, on aperçoit au loin le cirque bleu des collines par-dessus les toits du village, le marteau et le rabot résonnent derrière nous dans l’atelier, et, tout en agitant ses aiguilles, elle me raconte leurs misères.

— Ah ! monsieur, me dit-elle avec un gros soupir, personne n’aurait jamais cru possible tout ce que nous avons souffert, et je suis bien heureuse de n’avoir pas d’enfans. Nous sommes mariés depuis deux ans et, aussitôt après notre mariage, nous nous étions établis à Ypres, dans une petite maison dont nous devions devenir les propriétaires, lorsque l’été dernier, quelques jours avant la foire, on apprenait, sans pouvoir d’abord y croire, que la guerre était déclarée. Un mois après, on voyait un matin des cavaliers à grandes lances le long du canal, et une immense armée allemande entrait chez nous, dans la soirée, par quatre endroits différens. La nuit, cependant, se passait bien, et l’armée, le lendemain, repartait au petit jour. Mais les Anglais et les Français arrivaient ensuite à leur tour, on se battait dans les environs, et nous ne cessions plus, à partir de ce moment-là, de vivre dans un cauchemar… De tous les côtés, d’abord, des réfugiés de la campagne accouraient en masse. Des femmes qui pleuraient en portant leurs enfans ! Des fermiers qui poussaient leurs bêtes devant eux ! Des infirmes et des malades dans des chariots et jusque dans des brouettes ! Puis, le bombardement commençait, les obus pleuvaient dans les rues, sur les monumens, dans les maisons. Nous étions obligés de nous cacher dans notre cave, et un jour, vers trois heures de l’après-midi, mon mari, qui était parti depuis le matin pour aller chercher à manger et que je croyais tué, finissait par