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donnent les femmes éblouies, la gloire que dispensent les photographes et les reporters. Mais je les admire et je les aime. Empêtrés dans leurs marmites et leurs bidons, les doigts gourds et les jambes flageolantes, ils vont et viennent dans les boyaux au sol glissant et boueux où les puisards débordans, les caillebotis instables, les fils téléphoniques décrochés dissimulent leurs pièges. Parfois, les pluies persistantes ont transformé les boyaux en ruisseaux profonds, en gouffres de vase où s’enlizent les imprudens ; il faut alors renoncer au couvert tutélaire des talus pour se lancer en terrain découvert, dans le chaos des anciens réseaux et des trous d’obus. Aux heures troubles de l’aube et du crépuscule, dans la lumière grisâtre des jours d’hiver comme dans les clartés indiscrètes des belles saisons, par tous les temps, ils circulent, tandis que les artilleurs ennemis, devinant les usages et les itinéraires, font du tir sur zone et que les bombardiers lancent leurs tuyaux de poêle ou vident leurs seaux à charbon. Quand le barrage est trop précis, quand l’insouciance deviendrait folie, ils invectivent les gêneurs et s’arrêtent, mais pas longtemps : les camarades attendent. Tant pjs pour qui tombe ; s’il n’est pas mort, on l’exhorte à la patience, on partage son chargement et l’on repart cahin-caha sous la voûte des trajectoires, vers les éloges rares et les reproches fréquens qui sont le lot de récompense des pourvoyeurs. Certes les brancardiers, les téléphonistes, les agens de liaison brillent plus souvent dans les ordres du jour ; les secours aux blessés, les réparations de lignes, la transmission des ordres sont des actes méritoires qui exigent des âmes fortes et des nerfs obéissans. Mais ces modestes auxiliaires des chefs ne pratiquent l’héroïsme qu’aux heures de bataille ; les autres en font profession quotidienne et ne sortent jamais de l’anonymat.

A vivre ainsi comme des troglodytes, dans un perpétuel vacarme qui fait songer aux cataclysmes naturels des époques préhistoriques, quel est en réalité l’état d’esprit des habitans des tranchées ? Pour avoir fait au front une visite rapide et sans danger, des politiciens dont jusqu’alors nul n’avait soupçonné l’humeur guerrière nous en présentent un portrait sans nuances. Or la mentalité du « poilu » est difficile à discerner pour quiconque passe, interroge et ne revient pas. Elle varie selon les jours, soit que l’activité guerrière fasse trêve, soit que les pertes s’avèrent lourdes, soit que le cantonnement de repos