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mérite l’éloge ou le blâme. La dernière lettre reçue, le soleil ou la pluie, le caporal d’ordinaire, l’officier de détail ne sont pas sans influence sur les idées de nos combattans. Ils pensent à la Patrie, pour laquelle ils ont accepté sans réserve le sacrifice ; ils la veulent victorieuse et débarrassée de l’envahisseur, et cela passe avant tout. Faut-il leur en vouloir, s’il leur arrive de songer aussi à la famille qu’ils ont fondée, à leurs affaires qui périclitent, au métier qu’ils oublient. Il me semble que cela même ajoute à leur mérite et fait davantage ressortir leur bravoure et leur vertu. Ces préoccupations paraîtront peut-être bien vulgaires aux spécialistes d’un certain héroïsme théâtral, moins beau mille fois que l’héroïsme vrai. Je les invité à se souvenir que le Christ au Mont des Oliviers fut un instant terrassé par le doute et le désespoir. Il était Dieu. Or nos combattans sont des hommes et ils souffrent depuis vingt-deux mois dans leur corps, dans leur esprit et dans leur cœur. Et ils sont bien décidés à tout supporter, jusqu’au bout !

Le panache, ils l’ont tous, quand une attaque sérieuse est proche, quand il faut sortir en masse des tranchées pour livrer la bataille qu’ils espèrent décisive. Ils courbent le dos, mais contractent les mâchoires sous les tempêtes apocalyptiques des préparations d’artillerie. Beaucoup se montrent gouailleurs, la plupart plaisantent comme chante l’enfant qui traverse tout seul un bois pendant la nuit. Quand tombe l’excitation de la lutte imminente ; ou présente, ou passée, ils se retrouvent seuls avec leurs soucis. Ils « tiennent » parce qu’« il faut tenir ; » ils sont consciens de leur sacrifice, mais ils l’acceptent avec une froide et tenace volonté. Ils sont résignés, mais non moroses ; ils grognent, mais ils ne geignent pas. Ils subissent tous les événemens futiles ou tragiques avec une placidité presque toujours déconcertante, une raillerie souvent spirituelle, un égoïsme parfois contrarié par de touchans élans du cœur. Ils trouvent que la guerre est longue, mais ils ne se résoudraient pas à rentrer chez eux en laissant la tâche inachevée. Presque tous jugent par comparaison et considèrent l’Allemand comme un voisin sans scrupules qui a tenté d’empiéter sur notre propriété collective ou de s’emparer du matériel de la communauté : le voisin doit remettre les bornes en place, rendre les outils et payer les frais du procès, puisque nul arrangement amiable ne fut possible avant le conflit. Cette