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lieutenant (son nom m’échappe), qui est venu me soutenir et qui fume sa cigarette en riant aux projectiles, reçoit une balle au-dessus de la tempe. Il s’appuie au parapet, les deux mains derrière le dos, la tête légèrement inclinée. Par la blessure le sang gicle avec force, en décrivant une parabole, comme le vin d’un tonneau par le trou de la vrille. La tête penche de plus en plus, puis le corps s’incline, puis, brusquement, la chute.

« La douleur de ses hommes, qui se jettent en pleurant sur son corps !… Impossible de faire un pas sans marcher sur un cadavre. Je me rends compte, soudain, de la précarité de mon sort. Mon exaltation m’abandonne. J’ai peur. Je me jette derrière un amas de sacs. Le soldat Bonnot reste seul. Il n’en a cure et il continue de se battre comme un lion, seul contre combien ?

« Je me ressaisis, son exemple m’a fait honte. Quelques camarades nous rejoignent. Le jour s’achève. Nous ne pouvons pas demeurer ainsi. A droite, il n’y a toujours personne. J’aperçois la tranchée sur une longueur d’une trentaine de mètres, interrompue par un énorme pare-éclats. Si j’allais voir ce qui se passe par là ? J’hésite. Puis, un coup de volonté et je me décide.

« La tranchée est pleine de cadavres français. Du sang partout. Tout d’abord, je marche avec circonspection, peu rassuré. Moi seul avec tous ces morts !… Puis, peu à peu, je m’enhardis. J’ose regarder, ces corps, et il me semble qu’ils me regardent. De notre tranchée à nous, en arrière, des hommes me contemplent avec des yeux d’épouvante, dans lesquels je lis : « Il va se faire tuer ! » C’est vrai qu’abrités dans leurs boyaux de repli, les Boches redoublent d’efforts. Leurs grenades dégringolent et l’avalanche se rapproche avec rapidité. Je me retourne vers les cadavres étendus. Je pense : « Alors, leur sacrifice va être inutile ? Ce sera en vain qu’ils seront tombés ? Et les Boches vont revenir ? Et ils nous voleront nos morts ?… » La colère me saisit. De mes gestes, de mes paroles exactes, je n’ai plus souvenance. Je sais seulement que j’ai crié à peu près ceci : « Holà, deboutI Qu’est-ce que vous f… par terre ? Levez-vous et allons f… ces cochons-là dehors ! »

« Debout les morts !… Coup de folie ? Non. Car les morts me répondirent. Ils me dirent : « Nous te suivons. » Et se levant à