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encrassés ; des souliers sans nom ; des képis rouges, mal recouverts de lambeaux de manchons bleus ; et au milieu de tout cela, des figures superbes, sales, hirsutes, aux pauvres traits tirés et durcis, avec des yeux dont le regard entrait en nous jusqu’à rame, car il reflétait tous les spectacles sublimes recueillis depuis quinze jours. Ces regards de fièvre et de victoire, quel rayonnement ! Ils passaient près de nous, ces hommes, en nous regardant avec curiosité, étonnés de notre luxe et de notre nombre, et, tout en défilant, ils nous disaient seulement : « Ne vous en faites pas. Bon courage, on les a eus ! » Tous répétaient : « On les a eus ! » Des voix jeunes, des voix de Parisiens, des voix à l’accent plus rude, des voix de l’Est, et cette voix enfin qui avec un accent d’Alsace nous jeta du dernier rang : « Les Bauches, on les a eus ! » Ils n’avaient retenu que cela de toutes leurs souffrances. Leur capitaine les regardait silencieusement avec une prodigieuse expression d’amour.

« Et pendant que nous montions, tous remués, prendre leur place, ils disparurent, de leur pas lassé et triomphal…

« J’ai compris ce jour-là ce que c’était que la beauté de la gloire. »

Que ce dernier mot d’un enfant est grandiose ! Ainsi s’allument à l’héroïsme les cœurs bien nés. Ainsi l’esprit de la frontière, inséré dans les origines du 20e corps et perpétué par lui, court à travers les âmes qu’il embrase.

Et quelquefois cette âme collective parle.

Aujourd’hui, dans le monde entier, chacun connaît cet épisode que d’innombrables articles, des gravures, des poésies ont popularisé. Vous vous rappelez ? Les Allemands ont envahi une tranchée et brisé toute résistance ; nos soldats gisent à terre, mais soudain de cet amas de blessés et de cadavres, quelqu’un se soulève et saisissant à portée de sa main un sac de grenades, s’écrie : « Debout les morts ! » Un élan balaye l’envahisseur. Le mot sublime avait fait une résurrection.

J’ai désiré connaître le héros de ce fait immortel, le lieutenant Péricard. Voici ce qu’il me raconta :

« C’était au Bois-Brûlé, au commencement d’avril 1915. Nous nous battions depuis trois jours ; nous n’étions plus dans la tranchée qu’une poignée d’hommes harassés, complètement isolés avec une pluie de grenades sur nos têtes. Si les Boches connaissaient notre petit nombre ! Leur artillerie fait rage. Un