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combien est sommaire et grossière la mesure communément acceptée de la hiérarchie parmi les nations.

Que la puissance des armes et des outils, que l’accroissement des échanges, que le progrès de l’universelle fortune, que la trépidation d’un labeur perpétuel surprennent et éblouissent le premier regard, soit. Que ce mouvement ait paru la forme la plus parfaite et la mesure même de la civilisation à des esprits capables de réfléchir, à des chefs de gouvernement, cela est moins explicable.

Avoir écrit cela suffira, j’en ai peur, a me compromettre. Aux yeux de quelques économistes, il n’en faut pas davantage pour devenir suspect de mauvais desseins contre l’industrie, de bouderie contre ses plus beaux tours de force de complicité avec toutes les oisivetés de la terre, et surtout avec celles des Espagnols. Pour peu qu’on offense un préjugé, on doit s’attendre aux préjugés de sa mauvaise humeur. Avant donc de poursuivre, — et comme jadis, avant de courir les périls de mer, on dictait ses dernières volontés devant notaire, — je déclare solennellement que je n’approuve aucune fainéantise, fût-ce celle des Espagnols, et qu’une loi fondamentale de la vie me semble l’obligation au travail. Mais je pense qu’il y a travail et travail, comme Sganarelle savait qu’il y a fagots et fagots.

Imaginez la société la mieux dotée en casernes, en usines, en comptoirs, en banques, où le labeur de tous ne cesse de chercher et de produire ce qui rend l’existence commode et sûre, où, par suite, tout étant créé pour l’usage des vivans, rien ne soit produit qui mérite de leur survivre, où chaque génération croie avoir accompli toute sa tâche quand elle a épuisé la nouveauté et le profit de progrès matériels que la génération suivante oublie pour d’autres aussi peu durables. Et imaginez par contraste une société moins agitée, même moins active, moins productrice, moins riche, mais où les hommes prennent le temps de regarder hors de leur laboratoire, de leur atelier, de leur vocation lucrative, en eux-mêmes, pour prendre conscience de leur nature, de leurs devoirs les uns envers les autres, et supposez qu’ils aient, par un travail intérieur, fait grandir dans leur âme la tempérance, la justice, la miséricorde, et que, les vertus se transfigurant en beauté, ils aient laissé des monumens durables et inspirateurs comme est l’art. Laquelle des deux est supérieure à l’autre, celle dont les membres ont surtout voulu devenir