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signes d’aisance, tant d’argent circuler. Et le ministre des Finances n’hésitait pas à rapporter ces effets à l’interdiction de l’alcool qui, en libérant le monde rural d’une passion tyrannique, permettait, pour la première fois en Russie, la formation d’une épargne paysanne. Cette épargne s’est immédiatement traduite par un accroissement de l’activité commerciale. Partant d’une vue très juste et que l’événement ratifiait quelques semaines plus tard, le ministre nous annonçait même que cette épargne rustique, bien que naissante, viendrait collaborer aux emprunts de l’Etat et renforcer les finances de l’Empire…

Mais, à la suppression de la vodka populaire, devait répondre une mesure équivalente pour les classes supérieures. Il ne serait pas dit que, seul, le riche pourrait boire. De là l’interdiction des vins de luxe, du Champagne, des liqueurs de choix, interdiction appliquée et maintenue sans défaillance, en dépit des habitudes et des mœurs. On retrouve là une tradition de la Russie impériale, celle des réformes et du progrès imposés par en haut. C’est ainsi que, jadis, Pierre le Grand avait inculqué à son peuple la civilisation occidentale et fait trancher par voie d’autorité les longues barbes de ses boyards.

Il va sans dire que l’on n’a pas manqué de tricher un peu dans les restaurans de Pétrograd. Les délinquans, surveillés, ont pu s’en tirer parfois à bon compte. On se racontait l’histoire de ce traiteur qui, ayant imprudemment consenti à servir, au fond d’une tasse, de l’eau-de-vie à un fonctionnaire de la police, s’en était tiré avec de l’esprit. « Qu’est-ce que ça sent ? » avait demandé d’une voix sévère le représentant de l’autorité. Et le coupable de répondre : « Excellence, je crois que ça sent trois mille roubles d’amende. » Cependant, des récidivistes, qui ne croyaient pas que la répression pût être vraiment sérieuse, ont tâté de la prison, et l’exemple a instruit les autres. A Moscou, autrefois, les orgies étaient coutumières et célèbres. Elles faisaient partie des usages et passaient pour inoffensives. Là aussi, pourtant, elles ont disparu, ou, du moins, elles ont dû se cacher, échapper aux regards d’une autorité vigilante. En sorte que la Russie qui se bat est une Russie sobre, qui respecte sa dignité. N’oublions pas d’observer, au surplus, que l’interdiction du vin a eu pour conséquence de faire apparaître sur toutes les tables une vieille boisson russe, le kvas populaire et rustique de pain ou de pommes. Ainsi, par un curieux choc en retour, jusque