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Page:Revue des Deux Mondes - 1916 - tome 34.djvu/791

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ont franchi le Rhin pour conquérir et dévaster nos campagnes. Les Germains sont pour nous ce que les Tatars-Mongols ont été pour les Slaves. L’Allemand, au contraire, a été connu du peuple russe sous la forme du « colon, » du parasite exploiteur, du maître impitoyable qui traitait le moujik comme du bétail : comme les nègres d’une sorte de « planteur américain, » disait Herzen. De là est née la haine du paysan russe pour le Niemetz, l’étranger, le « muet » qui ne parle pas sa langue, qui le méprise, qui le bat et qui l’exploite. « Tout ce qui est bon pour l’Allemand est la mort du moujik, » dit un vieux proverbe de la Russie rurale. Cette idée ancienne, toujours puissante sur le peuple, a réapparu avec la guerre de 1914, mais peut-être aggravée. Par les échos qu’ils ont eus de cette guerre, les paysans russes eux-mêmes ont compris qu’il s’agissait de la plus grande entreprise d’asservissement que l’Allemagne eût jamais tentée. L’un d’eux disait à son maître, surpris de voir s’éveiller tant de raison chez le rustre : « Il faut que les Allemands soient battus, barine, sinon, vois-tu, ils nous attelleront à la charrue, toi comme moi. » C’est de ce sentiment que sont parties, l’an dernier, à Moscou, les émeutes populaires dirigées, quelquefois d’ailleurs avec une absence de discernement regrettable, contre tout ce qui était suspect de représenter encore le patronat allemand.

On pense bien que les classes cultivées partagent de plus près nos idées sur le caractère général du conflit. Là encore, pourtant, il y a eu, si je puis dire, des révélations de la dernière heure. D’une part, dans le passé, la politique russe n’a pas toujours suivi, on le sait, une ligne uniforme vis-à-vis des affaires d’Allemagne. à y a même eu longtemps une tradition d’entente entre la Russie et la Prusse qui ne pouvait manquer de laisser subsister des relations, de puissantes habitudes, des manières de voir les choses et de penser. Dans le monde de « l’intelligence, » il y avait quelquefois aussi (pas toujours) un préjugé favorable à l’Allemagne philosophique, une espèce de sympathie née de l’étude. Métaphysique allemande, musique allemande avaient créé de ces liens de la pensée souvent plus difficiles à rompre que ceux du cœur. Nous avons connu tout cela en France au milieu du XIXe siècle. Nous savons comment Michelet, comment Renan perdirent leurs illusions en 1870 et la peine qu’ils eurent à les perdre. A cet égard, la guerre de 1914