Page:Revue des Deux Mondes - 1916 - tome 35.djvu/315

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

étaient restés six heures, la tête dans un caniveau puant, sous des branchages. A la nuit, parce qu’ils agitaient les pieds en entendant parler français, des brancardiers les avaient tirés de là, et les deux hommes vivaient. Mais les circonstances de la blessure produisirent un pire effet que la mort, d’autant plus que quelqu’un eut la légèreté de dire à Odette : « Mieux valait recevoir une balle en plein front, proprement, au moment où l’on ne s’y attend pas, que subir un si long et si cruel supplice… »

— Mieux vaut être vivant que mort, dit Odette. Pierrot, si grièvement blessé soit-il et quoi qu’il ait souffert, reste encore à sa femme : il aura toutes les distinctions honorifiques et ne repartira pas, tandis que le mien…

Mais les sanglots étouffèrent sa voix.

— On n’a pas voulu te froisser, ma petite chérie… Il est toujours absurde d’établir des comparaisons. Ton mari et Pierrot sont sublimes !…

Et on ne manqua pas d’ajouter en regardant la pauvre Rose Misson :

— Heureux ceux qui respirent encore au grand air par le temps qui court !…

Rose Misson ne s’émut pas. Avant la guerre, que de quolibets n’avait elle pas essuyés, parce qu’elle avait épousé un homme beaucoup plus âgé qu’elle ! La plupart se moquaient, d’autres la plaignaient ; « Un homme pas jeune, brrr !…)i Aujourd’hui c’aurait pu être sa revanche, mais elle n’y pensait pas. Et, en son âme et conscience elle était satisfaite d’avoir elle-même conseillé à son mari de ne pas rester inactif pendant la guerre, comme il en avait le droit, et de se mettre, lui et son automobile, au service de l’armée.

Odette, presque seule, n’était pas jalouse de Rose Misson, parce que, pour elle, toute femme qui n’avait pas eu la chance d’être celle de Jean ignorait le bonheur.

Aussi, malgré la détresse de ces réunions où l’on pleurait sans cesse quelque nouveau deuil et un deuil survenu dans de toujours plus affreuses circonstances, Odette voulait que tous ces malheurs ne fussent rien au prix de son malheur. Et elle les détestait, non comme des pertes d’une tristesse inouïe et terrifiante, non comme faisant partie d’une épreuve nationale sans précédent, mais comme des événemens intrus venant s’interposer entre elle et sa propre douleur. Elle ne se tenait