Page:Revue des Deux Mondes - 1916 - tome 35.djvu/553

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

temps de parure et de vie heureuse, et l’on sentait que ces ornemens étaient désormais surannés, dérisoires.

Par Julienne, Odette savait déjà l’affectation de chaque partie de l’énorme hôpital qu’on entendait bruire intérieurement, comme lorsqu’on passe auprès d’une ruche d’abeilles. Elle savait qu’à l’entresol, au premier tournant, étaient les typhiques, soignés par une sœur, qui, depuis douze ans, où qu’on l’envoyât, n’avait pas fait autre chose que de soigner les typhiques et aller dire une petite prière à l’église la plus proche. Elle savait où se trouvait l’escalier conduisant aux sous-sols. Elle savait qu’au coin du bâtiment, sur la mer, se trouvait la salle d’opérations, visible du dehors. Et, en effet, passant là, elle aperçut un groupe nombreux d’hommes et de femmes en blanc, les manches relevées, tous penchés sur quelque chose ou quelqu’un. Alors, elle s’enfuit du côté de la mer, un peu lâchement, et eut honte. En réalité, toute cette agglomération d’êtres souffrans l’attirait. C’était un sentiment nouveau pour elle, inconscient encore.

Elle regarda, de loin. À voir ce pays, ces villas, ces hôtels, le souvenir de l’été passé la torturait, et en même temps elle était comme arrachée au souvenir de l’été passé, à ses souvenirs à elle, par l’idée qui se dégageait du grand bâtiment de douleur. Au rez-de-chaussée, par les immenses baies vitrées, elle discernait un intense mouvement, un va-et-vient constant de coiffes blanches. On déshabillait, nettoyait et pansait les cent cinquante nouveaux arrivés du matin. Odette éprouvait maintenant une timidité à s’approcher de ce lieu auguste ; elle se jugeait une profane, là devant, elle oisive, une ombrelle à la main, préoccupée de son seul deuil personnel.

Un étrange état d’esprit la tenait immobile, n’osant ni avancer vers la mer, qui lui représentait l’acre volupté de son chagrin, ni revenir vers le lieu de la douleur commune, dont l’attrait, tellement neuf, la stupéfiait.

À revenir vers l’hôpital, elle se donna comme prétexte qu’elle eût voulu revoir le pauvre garçon si pâle aperçu couché sur son brancard. L’avait-on ranimé ? Elle eût eu plaisir à le savoir. Mais comment faire ? Aussitôt rapprochée des baies vitrées, elle n’osa plus rien regarder : des hommes couchés et d’autres debout, aussi, la dévisageaient, nouvelle venue, jeune, et peut-être même jolie sous son deuil.