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ont été rapatriés comme « grands blessés » peu après leur arrivée en Suisse. Quelques-uns sont morts chez nous. Ils s’en sont allés avant d’avoir accompli la dernière étape. L’un d’eux mourut à Montreux. Et la municipalité offrit une concession perpétuelle dans son cimetière au petit soldat français qui aura désormais sa demeure parmi les nôtres à jamais.

A Leysin, par une matinée de juin, nous avons mené le deuil de deux soldats dont l’état s’était aggravé si subitement que les familles n’avaient pu arriver à temps... Dans la petite église catholique, au sommet du village, les deux cercueils, l’un à côté de l’autre, sont recouverts du drapeau tricolore. Et l’on apporte de longues palmes, des couronnes de pensées et de roses.

Cependant, des différens hôtels, des contingens de soldats sont montés : des Français, des Belges, des Anglais, et les Suisses de la clinique militaire. L’église se remplit entièrement.

La messe commençait lorsque la troupe suisse, venue de Saint-Maurice, entra silencieusement, le fusil au bras et vint se ranger contre les murailles, encadrant la nef.

Tout à coup, un cri déchira le silence. Et l’on vit entrer une vieille paysanne courbée que deux soldats conduisaient. Sans doute n’avait-elle pas voulu croire la dépêche alarmante. Et, tout à l’heure, en arrivant, elle a brutalement compris. Sa plainte déchirante amenait des larmes dans les yeux de tous ces hommes. Et les paroles du prêtre, les chants psalmodiés, la sonnette de l’élévation, les brefs commandemens militaires, les battemens des tambours voilés de crêpe nous parvenaient comme enveloppés de cette plainte affreuse que rien ne pouvait apaiser.

On emporta les cercueils. A l’instant où ils franchissaient le seuil de l’église, la fanfare militaire entonna la Marseillaise. Et ce fut comme si la patrie lointaine consacrait le sacrifice.

L’interminable cortège s’est formé derrière les deux corbillards couverts de fleurs. Il allait très lentement au pas rythmé d’une marche funèbre. Il suivit les longues courbes de la route, traversa le village, se déroula entre les prés tout en fleurs, et s’engagea dans la forêt. Lorsque le chemin descendait, on voyait cette houle des képis, tous ces uniformes différens, capotes bleu horizon, pantalons garance, tenue noire des prisonniers, vareuses khakis, ondulant sous les grands sapins immobiles, et l’on retrouvait le turban d’un Algérien, et les deux soldats indous, aux yeux nostalgiques et dont personne n’arrive à se