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et Roussel et tant d’autres n’étaient plus au milieu d’eux. Mais cela, c’était le sort de la guerre. On était là pour mourir, pour voir mourir les autres. Tout à l’heure, on marcherait encore à l’ennemi ; il y aurait un nouveau lot de victimes, une nouvelle hécatombe : contre cela non plus il n’y avait rien à dire. On irait au-devant du sacrifice sans protester, sans réfléchir, simplement. Tous ces hommes, maintenant abattus, supposez-leur les mêmes pertes parmi eux, devant eux la perspective des mêmes dangers, ils seraient joyeux et remplis d’allégresse, si les vivres avaient pu parvenir, si l’on avait pu pénétrer dans la tranchée allemande... Mais ils avaient cédé du terrain, mais ils avaient faim.

Une illumination intérieure éclaira Vaissette. Il commençait à comprendre les raisons de son dévouement, et celles aussi qui expliquaient l’abnégation de ses soldats. Tous, ils avaient perdu leur individualité : ils n’étaient plus qu’une cellule de la nation. Ils étaient une partie du sol, comme les hêtres de la forêt voisine et comme l’eau qui courait dans le vallon. La patrie entière, ses guérets et ses champs, ses forêts et ses villes, la patrie voulait vivre, et ses fils la défendaient. Ils obéissaient moins à l’appel de leur conscience, aux argumens de leur amour et de leur raison qu’à la voix de cette terre qui leur avait servi de berceau et leur servirait de sépulture. Ils étaient un peu de la France comme sa glèbe et comme ses moissons. Aux fleuves de couler indéfiniment comme l’histoire d’un peuple, aux arbres de développer à chaque printemps leur frondaison nouvelle, aux générations qui se suivent d’être les gardiennes sacrées de la Patrie...

Le vent s’était levé : il chassait les nuages, qui formaient dans le ciel une cavalcade magnifique. Leur passage voilait la lune, projetait des ombres mouvantes et mystérieuses sur le glacis. Les buissons s’animaient. Des ennemis s’avançaient dans les ténèbres ; on distinguait leur ligne : des coups de feu partaient qui se perdaient dans le silence. Par momens, une rafale passait, secouait les arbres et sifflait dans les taillis : les feuilles qui tombaient annonçaient l’automne. Enveloppés dans leur pèlerine, immobiles et glacés, les chasseurs avaient l’air de spectres. L’épouvante de la nuit leur dilatait les yeux. La chose la plus horrible était les sanglots des blessés : quand on a entendu ces longs appels douloureux, ces plaintes enfantines,