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l’espace et dont la portée énorme est parfaitement inutile dans la guerre de tranchées. D’autre part et surtout, la balle avec sa trajectoire tendue ne peut toucher les hommes abrités : derrière chaque levée de terre il y a pour la balle un angle mort (c’est ainsi, que, par une singulière ironie linguistique on appelle le seul angle où on soit sûr de n’être pas tué par un projectile). Au contraire, plus d’angle mort avec la grenade : jetée adroitement, elle retombe presque verticalement dans les trous les mieux abrités et les éclats mortels et bondissans reviennent et fauchent tout derrière l’abri fallacieux. Grâce à la grenade, le fantassin qui attaque est dangereux longtemps avant d’aborder la tranchée ; grâce à elle, il peut d’un seul coup mettre hors de combat plusieurs adversaires ; grâce à elle, dans les combats de boyaux, lorsque l’ennemi se défend dans une tranchée dont une partie est déjà conquise, il ne lui suffit plus d’un coude du boyau, d’un épaulement quelconque pour être à l’abri. Partout la grenade le poursuit, comme le furet fait au lapin, dans ses galeries sinueuses. La grenade en un mot a contribué à rétablir les chances du fantassin qui attaque ; elle ne le livre plus désarmé à la gerbe mortelle des mitrailleuses abritées.

Elle a un autre avantage qui plaira aux amans du panache, à ceux qui voudraient justement que le guerrier le plus beau et le plus valeureux fût toujours le vainqueur. Dans cette guerre où la valeur des machines balance toujours et prime souvent celle des hommes, la grenade met superbement en relief les qualités de cœur et de muscles qui jadis empanachaient la bataille. Pour lancer la grenade avec une adroite précision, il faut des jarrets, et de ce jarret moral : la décision. Le grenadier d’aujourd’hui a dans l’action toute la vigueur élégante, tout le galbe harmonieux qui poétisaient le discobole antique.

Ainsi est ressuscité le prestige d’une arme qu’on croyait morte et dont l’histoire est curieuse. C’est Sa Majesté Louis Quatorzième qui institua les grenadiers : elle avait l’art de choisir et d’écouter les « compétences » et dans l’art militaire elle eut aussi son Molière qui fut Vauban ; les grenadiers étaient d’abord chargés de lancer les grenades, et ceci était une conséquence du rôle important qu’avait pris le retranchement avec Vauban. Mais bientôt après, elles furent abandonnées. Les grenadiers ne furent plus que des soldats d’élite