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Car je faisais de fréquentes visites à la brave femme, qui était pour moi comme une grand’maman. J’assistais à ses repas, non par gourmandise (j’aurais été bien attrapé), mais par cette manie puérile, qui fait que les enfans préfèrent toujours aux plats les plus friands les rogatons qu’ils grappillent chez les autres. Elle était en effet d’une sobriété qui touchait à la lésinerie. D’un bout à l’autre de l’année, à midi, elle dînait invariablement d’une soupe au lard, farcie de pain et de légumes, à y planter la fourchette. Avec cela, un peu de vin, — un bon demi-verre, dans un verre très grand, car elle professait que le vin est le lait des vieillards. Le soir, elle se contentait d’un restant de soupe, tenu au chaud sous les cendres du foyer, et d’un œuf à la coque. Elle prenait ce repas frugal, dans sa grande cuisine glaciale et déserte, à la lueur d’un lumignon, qui éclairait tout juste son assiette et le rond de la table pliante où elle mangeait. Ce lumignon se composait d’une mèche trempant dans une boule de verre pleine d’huile, le tout reposant sur*un chandelier de cuivre. Avec son huile blonde, la boule de verre resplendissait, à mes yeux d’enfant, comme une énorme topaze. La contemplation de cette pierre précieuse, l’étrangeté de cet antique luminaire, inusité chez mes parens, étaient, pour moi, les grandes attractions de ces agapes. Et il y avait aussi la joie de moucher la mèche charbonneuse !

Grâce à ce régime conventuel, la mère Charton n’était jamais malade. Aussi méprisait-elle les médecins. Sa pharmacopée était d’une simplicité admirable. Avec de la ouate, de l’huile et du saindoux, — le saindoux surtout, qu’elle appelait « le sayain, » à la mode de Spincourt, — elle prétendait guérir toutes les maladies. Le fait est qu’elle guérissait les siennes.

Réglée pour le boire et le manger, attentive à sa santé, elle montrait la même passion de l’ordre dans son ménage et dans tout le rangement de sa maison. On ne reverra plus de ménagères comme celle-là. Et, parce qu’elle poussait à l’excès ses habitudes ordonnées et méticuleuses, cette vieille femme, qui était bonne et maternelle au fond, avait horreur des enfans. A chaque nouveau dégât que nous commettions dans son jardin, elle répétait, toute furibonde :

— Des enfans dans un logis, c’est comme des cochons dans un champ !

Ce manque de patience ou d’indulgence pour les petits venait