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peut-être aussi de ce qu’elle n’avait eu qu’un fils, En ce temps-là, ce fils était un monsieur très cossu, qui habitait Paris et qu’elle appelait respectueusement : « Not’ Charton, » tandis que son défunt mari, l’ancien maître de la poste aux chevaux, elle l’appelait tout crûment, comme, dans leur patois, les gens du village, « Not’ Chartron. » On saisit la nuance. Rien que cette différence de prononciation exprimait à merveille la distinction qu’elle établissait, dans sa tête, entre son citadin de fils et son paysan de mari.

Toujours est-il que cette vieille, si soigneuse et si intéressée, ne tolérait point nos jeux, ni dans ses granges et ses écuries, qu’elle louait à ses fermiers, ni surtout dans son « mail. » Elle y redoutait nos dévastations. Quand elle nous surprenait en train de cueillir ses framboises, ou de lui écosser ses petits pois sur la rame, elle nous « campoussait, » comme elle disait, à coups de « ramon. » Et nous riions, petits misérables, de voir la pauvre vieille courir gauchement après nous, en brandissant son balai et en buttant, à chaque pas, dans les plis de sa lourde jupe ballonnée.

Elle manifestait une pareille malveillance à l’égard des pauvres. C’est tout juste si elle ne les rechassait, pas, eux aussi, à coups de balai. Quand elle entendait une mendiante marmonner des patenôtres dans son corridor, elle entre-bâillait sa porte, comme le rat de la fable, et elle lui jetait, de sa voix la plus bourrue :

— Dieu vous bénisse !

Telle était son aumône. Au fond, ce n’était point avarice, ni dureté de cœur, mais ce même sentiment de l’ordre qui lui faisait fuir la turbulence des enfans. L’usage voulait que chaque localité eût ses pauvres, qui seuls avaient le droit d’y mendier : vieille coutume, qui remontait sans doute au plus lointain moyen âge. Dans un état des feux de la prévôté de Montmédy, daté des dernières années du XVIe siècle, je relève, parmi les exemptés d’impôt, les noms de « Thiébaud La Minguette, mendiante, » de « Nicolas Diren, pauvre vieil homme, » d’ « Henri de Paradis, mendiant. » Ainsi la condition de mendiant était officiellement reconnue. Une Thiébaud La Minguette et un Nicolas Diren avaient leur place dans la hiérarchie des citoyens et dans les rôles de la cité. Et c’est sans doute parce qu’ils se résignaient chrétiennement à cet humble et dernier rang que le