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Royaume des cieux leur était promis, comme en témoigne le poétique et touchant surnom donné à cet autre mendiant de Montmédy qu’on appelait Henri de Paradis. En tant que fils privilégiés de ce grand Riche qu’est Notre-Seigneur Jésus-Christ, nos mendians nous apportaient dans nos corridors le cadeau de leurs prières et le trésor des bénédictions célestes, et il n’était que juste de répondre à tant de politesse en invoquant à notre tour, sur ces généreux passans, les bénédictions du Seigneur et en y ajoutant quelques béatilles pour leur consolation et réfection corporelles. La mère Charton, en bonne chrétienne, ne manquait jamais à ce pieux devoir. Seulement elle entendait ne donner qu’à bon escient, à des mendians authentiques et en quelque sorte régulièrement autorisés. Or, de mon temps, Spincourt n’avait pas de pauvres attitrés. Le berger lui-même, considéré comme indigent, était logé dans une maison de la commune. Mais on tolérait une mendiante venue du dehors, cette horrifique mère La Gelée, qui terrorisa mon enfance. La mère Charton acceptait, comme tout le monde, la mère La Gelée, qui était d’ailleurs, pour elle, une vieille connaissance. Quand celle-ci arrivait, la patenôtre à la bouche, avec sa flotte et ses paquets de verges pour les enfans qui n’étaient pas sages, elle lui ouvrait assez franchement sa porte, elle l’accueillait d’un ton bonasse :

— Comme ça, vous v’là, Marie-Jeanne ?

Et elle allait lui tailler, dans sa cuisine, un quignon de pain, « grand, disait-elle, comme le bec d’un une. » Après quoi, elle la congédiait, en lui disant de bien bon cœur :

— Que le bon Dieu vous bénisse, Marie-Jeanne !

Mais quand c’était un inconnu, un vagabond, cette onctueuse et copieuse formule se changeait en un chiche et sec « Dieu vous bénisse, » — car enfin la charité chrétienne exigeait au moins cela, — et elle lui reclaquait sa porte au nez.

Comme tous les gens du pays, elle avait, en effet, de la religion, une religion faite surtout de discipline et de tenue morale. Elle était de bonnes vie et mœurs et elle craignait Dieu, voilà tout. A cent lieues de tout mysticisme, le réalisme utilitaire du terroir aurait beaucoup contrarié sa dévotion, si elle en avait eu. Elle faisait ses pâques avec toute la paroisse, assistait à la messe, le dimanche, et à tous les offices, même en semaine. En dehors du confessionnal, elle n’entretenait aucunes relations