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REVUE DES DEUX MONDES.

Que faites-vous en Suisse ? Gardez-vous à carreau… Belgique, Luxembourg… Et après ?…

En ancien élève, en ami, je vous serre respectueusement la main. Quand vous récrirai-je ?… Quand nous reverrons-nous ?… Il n’y faut pas penser. L’heure est à l’action. Je brûle d’y aller !

Votre dévoué,
René Bohler.


fragment d’un carnet de route

7 août. — Ordre brusque de quitter X… Une heure et demie. Belle nuit constellée. C’est la marche en avant. Petite émotion. On chemine silencieusement le long de la frontière. Nous arrivons au débouché d’une forêt. « Allez reconnaître, » me dit le capitaine. Et il me serre les mains. Je pars en pointe d’avant-garde.

La frontière. Minute magnifique. Je fais présenter les armes. Cinq heures et demie. On avance avec précaution. Rien. Pas un coup de feu. Un homme me signale seulement un cheval démonté qui galope à travers bois.

Le premier village alsacien : Y… Des maisons gaies, des fleurs, la route vide. Deux vieilles dévotes sortent de l’église et filent vite, en rasant les murs, sans nous regarder. Voici le curé. Il vient à moi, main tendue : un dragon allemand agonise dans l’église, le ventre troué. Il demande des secours. Je fais aviser le médecin à l’arrière. À la sortie du village, je m’arrête. On forme les faisceaux et on attend.

Les paysans, rassurés, se montrent. Le premier qui vient à nous ne sait pas le français, mais il apporte deux paniers de prunes, les distribue, et, quand je lui montre l’argent, il refuse et rit. Puis c’est toute une famille avec du pain, du vin, du beurre. Ceux-ci sont heureux de parler le français. Les jeunes filles versent du vin aux hommes. Le père, un fermier d’allure aisée, s’ingénie à nous renseigner sur la topographie des environs et sur ce qu’il sait des mouvemens allemands.

On repart.***… Cette fois, tout le monde est sur le pas des portes. On salue. Mais on reste silencieux. Une paysanne, à mon passage, se signe et me dit : « Prenez garde, ils sont si méchans ! » Sur la place, un groupe d’hommes applaudit. Un vieux, barbiche blanche à l’impériale, vient avec son fils se