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ON CHANGERAIT PLUTôT LE CŒUR DE PLACE…

placer devant moi, salue militairement et crie : « Vive la France !… » Aux fenêtres, des femmes battent des mains.

Nouveau village. La confiance s’est établie. On sent la joie chez tous ceux qui viennent au-devant de nous. Un groupe nombreux d’hommes jeunes et mûrs nous attend à l’entrée du village. Tous veulent me serrer la main. « Pensez, me dit l’un d’eux, le premier officier français en Alsace ! » Un autre, grand gaillard avec un tablier de forgeron, dit : « Apportez-nous le Forstner ! » Tous de rire. Ils veulent encore distribuer du vin. Je dois les en empêcher.

Soudain des coups de feu. Enfin, c’est presque un soulagement de les trouver. Ils sont là, tapis dans les tranchées, devant Z… La première musique des balles. Puis un assaut brusque, violent. On ne sait. On ne voit pas. Et on se trouve mêlés les uns aux autres, dans leurs tranchées. Ils ont filé, laissant quatre morts, les premiers que je vois.

On entre dans le village. Le colonel veut un défilé « à hauteur. » Partout les habitans se montrent, les figures radieuses. Ils n’en reviennent pas d’avoir vu la fuite précipitée des Prussiens. Le drapeau passe. Tous le saluent. Il fait chaud, clair et beau. Je suis éreinté et joyeux. Il y a vraiment de la fête, ici. On me loge chez un brave homme, ancien combattant de 70. « C’est bien, cette fois, » me dit-il. Il veut me raconter ses campagnes. Mais je ne puis l’écouter. Je dors debout.

Nuit d’alerte. Tout le temps on se fusille. Illusions ? Leur retour ?… Résultat : on ne dort pas. Mon hôte est désolé : je n’aurai pas profité de son lit.

8 août. — Matinée calme. Visite d’un aéroplane allemand. On tire sur lui. Où sont donc les nôtres ? Ne sommes-nous pas les rois des airs ?… Je visite mes postes. Quel beau pays !

Déjeuner avec le capitaine chez un particulier. Il nous sert avec enthousiasme. Ses yeux se fixent sur nous avec une sorte d’adoration. Mais il ne parle qu’allemand. Sa fille, heureusement, sait le français, une jolie Alsacienne, bien élevée. Elle a été dans un pensionnat, à Montbéliard, et en est fière. « Alors, c’est fini, dit-elle, on ne les verra plus ? Nous nous reverrons au prochain quatorze juillet, à Mulhouse… » Elle nous apporte des plats fins que toute la famille a confectionnés pour nous. « Ce sera mieux ce soir. Nous aurons le temps. » Ils refusent tout paiement.