Page:Revue des Deux Mondes - 1916 - tome 36.djvu/635

La bibliothèque libre.
Cette page n’a pas encore été corrigée
631
ON CHANGERAIT PLUTÔT LE CŒUR DE PLACE…

— De profundis!...

Les cloches do Friedensbach tintent à nouveau, puis se taisent. Un officier parle, maintenant.

« Au nom du colonel, au nom de tous les camarades du régiment, retenus là-haut (il montre la montagne) pour monter la garde devant cette valle’e d’Alsace, adjudant-chef Antoine, je viens te faire escorte jusqu’au seuil glorieux où sommeillent ceux qui ont donné leur vie à la France... Ces couronnes que t’offrent nos frères d’Alsace sont tressées du rouge de nos holocaustes et du vert de nos espérances ; ces fleurs cueillies dans les champs par tes amis, liées en une gerbe, assemblent la fidélité de notre souvenir, la reconnaissance de notre cœur, la prière de notre âme... De la place où tu dormiras, tu verras cette vallée que ta vaillance nous a rendue ; entre les collines abaissées, tu verras, là-bas, cette plaine d’Alsace où souffrent encore tant des nôtres que libérera la vaillance de tes frères d’armes... Dormant en Alsace, tu dormiras en France... (c Adjudant-chef Antoine, le drapeau qui jamais ne courba devant l’ennemi la fierté de sa hampe s’incline avec respect devant ta tombe... »

Le canon tonne au Vieil-Armand. Là-haut, petite tache dans le ciel, est-ce un oiseau de proie ?... Tout autour, semés en rond,^ des flocons blancs que le vent emporte en jouant... Un autre oiseau qui accourt ; ils montent, ils glissent sur l’aile, ils dansent sur les remous de l’air, ils disparaissent dans un tac-tactac de mitrailleuse... Il n’y a plus dans ce grand ciel bleu que le troupeau des moutons blancs. La croix, le prêtre, les soldats, les enfans, les vieux sont partis.

— C’est ici..., a dit Mme Bohler.

Une fois encore ils se groupent. René Bohler, sous-lieutenant, ’2i ans, 14 décembre 1915. Moi*t pour la France. ^[rae W’eiss a soudain ce mot atroce :

— Gomme nous serions heureux s’ils étaient ici tous les quatre !...

On regarde. On se tait. Deux mille croix, peut-être. Un nom, une date et vingt ans, vingt ans, dix-neuf ans, vingt-trois ans, vingt ans, vingt ans... Ce régiment des morts gravit la pente de la montagne, d’un élan fougueux, derrière le drapeau qui flotte, à mi-mât. René est avec eux, à sa place de commandement. De l’autre côté du mur, Jacques ; en Argonne, Jean ;