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lune est venu aveugler dans son vieux saule, s’envole gauchement en quête d’un trou sombre ; les rats crient, scient, grignotent, trottent comme des fous dans les hautes herbes sèches, et, bousculant sans vergogne les vieilles boites de sardines abandonnées, troublent l’auguste sérénité du soir par un fracas de chiffonniers. Devant moi, la petite levée de terre derrière laquelle mes hommes pourront tirer ; à côté, l’abri à grenades et le fossé ensanglanté où, douze jours plus tôt, notre pauvre caporal et ses quatre camarades se firent tuer ou prendre : je pense à leurs âmes surprises, qui se sont éveillées, encore toutes frémissantes de la lutte suprême, dans l’éternité ; je songe aux nuits solitaires et douloureuses de leurs veuves, qui déjà savent tout ou pressentent tout.


En campagne, ce 22 septembre 1915.

Je viens de retrouver dans mon portefeuille le petit torchon de papier que je t’ai griffonné cette nuit. Je me demandais presque ce matin en me réveillant s’il existait vraiment et si je n’avais pas rêvé : mais non, il est bien là ; il sent un peu la nuit et le clair de lune ; mais, tel qu’il est, il te traduit assez bien les impressions un peu incohérentes et monotones qui se renouvellent en moi durant ces nuits de garde.


A Monsieur et Madame J. Z

L’admirable lettre qu’on va lire, adressée par Maurice Masson à son beau-frère et à sa belle-sœur, a été écrite à propos de la mort à l’ennemi du capitaine Ch.-Emile Solacroup, leur frère et beau-frère. Ingénieur civil des mines, passé, sur sa demande, d’un régiment territorial au 69e bataillon de chasseurs à pied, Emile Solacroup a été tué près de la ferme Navarrin, le 27 septembre 1915.


En campagne, ce 9 octobre 1915.

J’étais depuis huit jours sans aucune nouvelle, quand, hier soir, j’ai reçu quelques lettres, la tienne et deux lettres toutes récentes de M… Tu devines mon émotion. Toutes trois me parlaient de votre chagrin comme si je le connaissais déjà. Et maintenant je le sais, mais sans rien savoir d’autre, sinon qu’une grande amitié s’est brisée pour vous, et qu’il vous reste, dans une fierté muette, une douleur qui va grandir chaque jour. Dans quel tumulte de sentimens on se trouve pris, quand