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dans le champ désolé des merles, quelle grande douleur est tombée sur toi ? Pourquoi fouilles-tu dans le sang des héros et les retournes-tu sur leur lit de mort ? Qui cherches-tu, ô vierge éclatante de vie, dans le champ des trépassés ? Est-ce ton frère, ou le fils de ton frère ? Est-ce un vieillard, est-ce ton père ?

— Frère chéri, chevalier inconnu, dit la jeune fille, je ne cherche ni mon frère, ni mon neveu, ni mon père. Je cherche un ami perdu. L’autre jour je sortais de la belle église de Samodrèje où communièrent les compagnons du tsar Lazare, avant la bataille. Il en passa plusieurs. Ils portaient des manteaux magnifiques brodés d’or et bordés de martre. Alors passa Milan Toplitza. Splendide était le héros. Son visage rayonnait de vie et d’audace. Son sabre traînait sur le pavé ; des plumes ornaient sa toque de soie ; un bracelet d’or étincelait à son bras. Et le héros, tournant vers moi ses yeux, détacha le bracelet et me le tendit en disant : « Prends, jeune fille, prends ce bracelet et souviens-toi de moi. Regarde, je vais là-bas au camp du prince combattre avec ses vassaux. Prie Dieu, chère âme, que je revienne sain et sauf. Bien-aimé ! que tous les bonheurs te sourient. Si je reviens, tu seras mon épouse fidèle. »

Le porte-drapeau, couché dans l’herbe et appuyé sur son coude, répondit : « Chère sœur, trop belle jeune fille, chercheuse infortunée de ton amant au champ de Kossovo. Vois-tu là-bas, sur cette colline, cet amas de lances qui ressemble à une tente écroulée ? C’est là que Toplitza combattit tout le jour, sous l’assaut des Turcs. Il combattit encore dans l’étroit vallon, où le sang lui monta jusqu’aux étriers. C’est là qu’il est tombé avec cent autres chevaliers… Ton bien-aimé n’est plus parmi les vivans… Le beau Toplitza dort, avec ses armes, au fond d’un torrent… Mais nul ne sait où… »


Les gouzlars n’ont rien dit du drame intérieur de cette fiancée d’un mort, de cette veuve avant les épousailles, revenant chez elle baignée de larmes, qui tombent en silence sur une terre sans pitié. Mais toute l’histoire postérieure de la Serbie dessine son geste et proclame sa pensée. On le voit, on l’entend. Après la nouvelle funèbre qui a tranché sa vie en deux et flétri sa jeunesse, elle a regardé son bracelet et l’a baisé. Puis, elle a jeté la coupe de vin rouge dans le torrent et s’est écriée : « O Toplitza, il est venu notre jour de noces. Hélas ! tu ne seras pas mon époux et je ne serai pas ta femme, puisque tu es mort. Je serai donc ta sœur en Dieu… et tu seras mon frère d’âme… éternellement !… » Frère d’âme et sœur en Dieu, ces termes, qui reviennent fréquemment dans le langage de