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cette nation, révèlent l’arcane de l’âme serbe. Une tendresse féminine d’une douceur infinie se cache sous son visage masculin d’une énergie parfois farouche. Les mœurs et les chants de ce peuple mettent l’amour fraternel au-dessus de l’amour conjugal et mesurent la force du sentiment à sa candeur et à sa durée. Trait original de spiritualité intense, la sœur est plus estimée que l’épouse et le frère placé au-dessus de l’époux, parce que leur amour est plus désintéressé et pétri de sacrifices. Les jeunes filles qui n’ont pas de frère auront le droit de se choisir un probatime, un frère d’élection. Au printemps, on verra des jeunes gens et des jeunes filles se donner de chastes baisers à travers des couronnes de fleurs tressées au cimetière. Ils resteront unis toute la vie par un lien de protection et de fidélité sans pouvoir s’épouser. Ainsi, au cours des âges, l’amante inconnue de Toplitza a suscité des centaines de frères et de sœurs. Ainsi la fiancée douloureuse, qui traverse seule la plaine sinistre de Kossovo, est devenue l’Espérance immortelle de la Serbie.

Mais cette âme démembrée, pantelante, dispersée de la patrie, où sera-t-elle désormais ? Dans quel cœur battra-t-elle encore après le grand désastre ? Pour les gouzlars elle s’est concentrée dans l’image du roi martyr. Ils n’ont pas pu croire que sa tête coupée, fichée sur un poteau selon la coutume turque, ait pu être déchiquetée par les corbeaux et les vautours. Dans leurs rêves, ils l’ont vue flotter au fond d’une source limpide qu’elle éclairait d’une lumière mystérieuse, puis s’élever dans les airs, rejoindre son corps glorieux au-dessus du champ de bataille bossue de collines funèbres. Pendant quatre siècles, ce fantôme planera sur la Serbie opprimée, comme l’étoile de sa splendeur passée, annonciatrice de sa libération future.

Dans une prochaine étude, nous verrons comment de ces germes épars est sortie une patrie nouvelle et comment le peuple serbe, ce nouveau Lazare, est ressuscité.


EDOUARD SCHURE.