Page:Revue des Deux Mondes - 1917 - tome 38.djvu/607

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

ils étaient généralement trois, un qui brandissait un drapeau rouge, un autre qui portait un grand écriteau « Halt » et celui qui se précipitait à la rencontre des véhicules, exigeant dans un jargon impossible passeport et papiers. Je fais allusion surtout à la police secrète, à ces individus qui, s’exprimant dans un français des plus corrects, infestaient les places publiques, les tavernes, les tramways. On finissait par ne plus oser parler, par ne plus oser penser !

Voilà où nous nous sentions vraiment dans la geôle. Nous, si indépendans, si épris de nos libertés, nous devions nous taire sous menace de la prison, voire de la déportation. Ne fut-elle pas envoyée dans une prison allemande, à Aix-la-Chapelle, cette petite vicomtesse Hélène de Jonghe d’Ardoye, qui n’avait pas seize ans, pour avoir dit son fait à quelque junker prussien[1] ? Il fallait tout craindre ! La réception d’une lettre, une opinion exprimée à haute voix, un peu trop de liberté de langage, la possession d’une brochure bien innocente, cela suffirait : aussitôt vous étiez dénoncé. Cela n’empêcha pas les Belges, les femmes aussi bien que les hommes, de garder leur pleine indépendance ! Ils payèrent les amendes, ils firent de la prison. Des députés, des professeurs, de simples ouvriers eurent à subir la peine de la déportation. On sait comment la femme de notre ministre de la Justice, Mme Carton de Wiart, fut envoyée à Berlin pendant six mois et refusa toute intervention pour abréger sa peine. Mlle Renkin, la sœur de notre ministre des Colonies, laquelle ne songeait qu’à se dévouer, fut condamnée à son tour. Combien de nos amis connurent les ennuis de la perquisition, combien furent détenus dans les cellules de la Commandanture.

La geôle, nous la sentions encore dans cette impossibilité de correspondre, non seulement avec l’étranger, mais même avec les villes de notre propre pays et jusqu’aux régions les plus proches. On ne peut se faire une idée du supplice de cet isolement complet, de cette séparation du reste du monde. A la date du 29 septembre, après cinq semaines d’occupation, l’autorité allemande condescendit à organiser un service postal dans l’intérieur même de la ville de Bruxelles et pour le

  1. On prétend que celui-ci l’avait sommée d’enlever le portrait du Roi qu’elle portait en médaillon, de ce « Roi sans royaume. » — « Je préfère, aurait-elle répondu, un roi sans royaume à un empereur sans honneur. »