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dorment ceux qui furent leurs amis et leurs chefs. A peu près sevrés des permissions que la brièveté des trajets permet d’accorder en France, ils n’en témoignent guère d’amertume. Peu habitués aux longs voyages, ils flairent dans la mer une ennemie sournoise. La douleur ou la joie causée par le décès ou la naissance qui donnent à peu près droit aux départs « à titre exceptionnel » s’aggravent ou s’atténuent d’une indéniable appréhension. Le cas n’est pas très rare du permissionnaire rescapé d’un torpillage à l’aller, ramené par ses sauveteurs à Salonique, qui « ne veut plus rien savoir » pour recommencer le voyage interrompu et renonce à toute permission jusqu’au rapatriement général. Leur besoin inné d’affection, leur sensibilité native, ils les reportent non sur les habitans dont ils ignorent la langue et les coutumes, qui se cachent ou qu’ils suspectent, mais sur les animaux variés qui transforment les régimens et les tranchées en petites ménageries. Du rat déjà glorifié par Pierre Chaine jusqu’au veau capricieux, à la bique efflanquée qu’ils ont trouvés abandonnés dans les champs, se disperse leur désir impérieux de s’extérioriser, de voir d’autres physionomies, de parler à d’autres auditeurs que les camarades auxquels ils sont rivés dans le contact incessant de la petite tente ou des tranchées.

Combien dignes de sympathie et de respect ils apparaissent, nos combattans du front macédonien, sur la terre lointaine où ils sont les ouvriers diligens, silencieux et tenaces du salut national ! Cette épreuve de la guerre altruiste, ils la subissent avec la même fermeté que sur le front français. Que les chemins de fer sans express, les cartes de beurre, les jours sans pâtisseries, les journaux à deux pages paraissent incommodités falotes, quand on les juge par delà les hommes qui ont fait don sans réserve et sans phrases de leur corps, de leur esprit et de leur cœur à la patrie ! Dans les conseils de dirigeans, où s’élaborent les destinées d’une Europe assagie, les grands chefs militaires peuvent appeler le temps avec confiance, comme avocat de leurs projets. En Macédoine aussi bien qu’en France, nos troupes attendront autant qu’il le faudra, sans anxiété sinon sans regrets, la date incertaine du choc final.


PIERRE KHORAT.