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Si l’on cherchait l’origine de l’épidémique prurit de « paraître » qui a envahi la société française, entraînant, pour bien des gens, l’obligation de mener un train contraire à leurs goûts et supérieur à leurs moyens et à leur fortune, on la trouverait, je pense, dans une conception de Bonaparte recréant le monde à son idée. En dotant richement ses maréchaux, ses sénateurs, ses ministres, ses chambellans, il entendait qu’ils fissent de la dépense et jugeait mauvais qu’on ne paradât point en proportion des richesses qu’on lui devait ; mécontentement qu’il ne dissimulait pas et qu’il marqua, un jour, d’une manière assez piquante, au sénateur comte Lemercier. S’étant aperçu que celui-ci continuait à se rendre en fiacre aux Tuileries, quoique pourvu de 36 000 francs de revenus à raison de son titre et de la sénatorerie d’Angers qui lui en produisait tout autant, Bonaparte fit conduire un carrosse neuf, attelé de deux beaux chevaux, le tout « venant de sa part, » à la porte du sénateur économe : celui-ci ne manqua pas d’user de la voiture pour aller aussitôt remercier l’Empereur, lequel se contenta de répondre « qu’il était charmé qu’elle fût de son goût. » Les illusions du comte Lemercier durèrent peu, car, quelques jours plus tard, le carrossier se présenta avec le mémoire qu’il fallut payer[1]. La leçon ne fut pas perdue, et chacun s’ingénia pour ne point s’en attirer une semblable. On se trouvait gratifié d’une dotation considérable ; on se voyait propriétaire d’un vaste domaine situé en Pologne, en Hanovre, en Westphalie, mais dont les fermages étaient irréguliers. Cependant, « le désir de plaire au maître, une confiance imprudente dans l’avenir faisaient qu’on montait sa dépense sur les revenus qu’on attendait. Les dettes s’accumulaient ; la gêne se glissait au milieu de cette prétendue opulence… Le maréchal Ney acheta une maison où il dépensa plus d’un million, et souvent il exprima les plaintes de la gêne qu’il éprouvait après une pareille dépense. Il en fut de même du maréchal Davout. À tous était imposée l’acquisition d’un hôtel entraînant les frais du plus magnifique établissement. Ce luxe plaisait à Napoléon, réjouissait les marchands, éblouissait tout le monde, mais tirait chacun de sa sphère et les prétentions devenaient extrêmes[2]. »

  1. Souvenirs d’un nonagénaire. Mémoires de François-Yves Besnard, publiés par Célestin Port.
  2. Mémoires de Mme de Rémusat, III, 275.