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« Les changemens de fortune, a dit un penseur, ont un grand inconvénient : les enrichis n’ont pas appris à être riches et les ruinés à être pauvres. » De ces accroissemens inopinés de situation, succédant, sans transition, à une pénurie quasi générale, résultait un désarroi social dont on retrouve l’écho chez tous les mémorialistes. Un Prussien, qui connaissait bien Paris pour y avoir séjourné plusieurs fois au temps de Louis XVI, ne le reconnaissait plus quand il le revit sous le Consulat : « Le monde parisien actuel a peu d’attraits, note-t-il en son journal. Dans les réunions où la haute société essaie de se reformer, à l’aide de dîners fastueux et d’assemblées qui sont des cohues, ce n’est pas la culture intellectuelle, mais l’argent des « nouveaux riches » et l’appoint des étrangers qui servent de moyen de rapprochement. Les conversations de ces tables opulentes, roulant toujours sur les mêmes sujets, deviennent vite fastidieuses… Le théâtre, les discussions sur les qualités ou les défauts des pièces nouvelles, qui occupaient autrefois, paraissent n’avoir plus d’intérêt. La Cour de Versailles fournissait aussi une ample matière à la médisance, les anecdotes foisonnaient : on est très réservé sur la Cour de Saint-Cloud ; l’étranger qui se hasarde à en parler ne trouve pas d’écho ; les Parisiens coupent court par quelques mots brefs : « C’est ça ; c’est égal[1] !… » Et le même touriste qui regrette l’ancien ton se lamente : « Il y a incontestablement des troubles et un manque d’équilibre dans les esprits. Plus de la moitié des gens que l’on rencontre ont l’air absorbé ; ils bâillent à se démancher la mâchoire quand on leur parle, parce qu’ils ont pris l’habitude des nuits blanches ; ils répondent à peine lorsqu’on leur pose une question. Si, par hasard, vous demandez votre chemin à un passant, il dira d’un air distrait, sans même vous regarder : Première à droite. Insistez-vous en faisant le geste indicateur, il réplique : C’est-à-dire, à gauche ! Revenez-vous à la charge, il répond : Je veux dire la seconde, la troisième, un enfant vous dira ça !… » Même pour les Parisiens le contraste est sensible entre l’autrefois et le présent : on ne sait plus causer, ou, du moins, on n’y prend plus de plaisir : ce La société, dit tristement Rœderer, a fait à la Révolution une perte immense, peut-être irréparable… elle a perdu la conversation, » et Ségur ne

  1. Un hiver à Paris sous le Consulat, 1802-1803, d’après les lettres de J.-F Reichardt, par A. Laquiante.