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et transformés en véritables machines. Les règlemens très minutieux sont observés à la lettre, et cela même ne suffit pas. D’innombrables écriteaux peuplent tout le territoire allemand et apparaissent au tournant de chaque route. Le Verboten y domine et le poteau indicateur, pareil à un sergent de ville, se dresse menaçant et impérieux. Enfreindre un ordre affiché sur une pancarte est considéré par l’Allemand, plié dès l’enfance à la soumission, comme une sorte de crime. Il faut avoir vu des manœuvres allemandes pour se rendre compte de la perfection extraordinaire et monotone avec laquelle fonctionnent tous les élémens militaires. L’armée allemande est restée l’armée du grand Frédéric qui obéit et marche ad nutum. Les quatre grands éducateurs, rigoureux et sévères entre tous, Blücher, Gneisenau, Scharnhorst et Moltke sont passés à l’état de demi-dieux, Guillaume Ier ne connaissait et n’aimait que les militaires. On lui parlait un jour d’inaugurer une statue de Schiller. Il réfléchit un instant et dit avec gravité : « Schiller ! je n’ai pas trouvé ce nom-là sur la liste de mes officiers. » Jusqu’à ce jour en Allemagne, la prépondérance appartient à l’officier et celui qui porte « l’habit du Roi » passe avant les savans et les artistes les plus illustres. Ainsi, le célèbre Virchow était, dans les cérémonies officielles, obligé de céder le pas à un simple officier. Qu’on s’étonne maintenant de la morgue et des exigences de ceux que Pascal aurait justement appelés « des trognes armées ! »

Le prince de Bülow, persistant à faire du militarisme la clef de voûte de l’édifice allemand, n’attend aucune justice à cet égard de la part de la France qui, paraît-il, par son avidité sans cesse menaçante, a obligé l’Allemagne à mettre sur pied toutes ses forces ; non plus que de l’Angleterre qui ignore que la formation d’un État au centre de l’Europe n’est possible qu’au prix de guerres incessantes. Le peuple allemand est plus intelligent. Il sait que sa force la meilleure est celle qui le préserve des périls extérieurs et des menaces de ses ennemis, c’est-à-dire le militarisme. Pour lui, l’armée est l’expression même de l’union entre l’Empire, l’État et la Nation. Pas un Allemand ne conteste cela. « C’est, dit M. de Bülow, ce qu’on n’a pas voulu comprendre de l’autre côté de nos frontières, où l’on a commis la sottise de croire à un antagonisme qui n’existe pas entre l’armée allemande et le peuple allemand. »

Il n’existe pas encore, cela est vrai. Mais ce n’est pas une