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Autant de précieux feuillets, qui brûlaient d’une flamme claire. M. l’abbé Boscheron n’était point un homme timide ou maladroit. Mais il prit les deux sacs, les enferma dans un coffre, dont il sut cacher la clef. Les deux ivrognes se fâchaient : il sut les apaiser et leur promit de leur rendre les sacs dès que serait vidée encore une bouteille. On ne fait pas taire un ivrogne, mais on le fait boire, facilement. Cette dernière bouteille acheva les terribles gaillards, les endormit. M. l’abbé Boscheron se retira, non sans avoir commandé à la servante de veiller sur eux. Il revint, le lendemain de bonne heure, et trouva le neveu de M. Charpentier plus raisonnable : même, il put lui acheter, contre l’acquit d’une dette ancienne, les papiers de M. Charpentier qui n’avaient pas été jetés au feu. Quand il fut à les examiner, il y trouva, en manuscrit, des Conjectures académiques de l’abbé d’Aubignac. Et l’on sait que les Conjectures académiques de l’abbé d’Aubignac, inédites alors, sont le premier ouvrage où il soit prétendu qu’Homère n’a point existé. Que M. l’abbé Boscheron fût arrivé cinq minutes plus tard place du Chevalier du Guet : et Homère était sauvé ; deux ivrognes, étourdiment respectueux d’une si auguste mémoire, anéantissaient l’impiété, sans le savoir.

Mais Wolf ? Il y aurait toujours le très fameux Frédéric-Auguste Wolf. Et nous avons accoutumé d’attribuer à ce garçon la thèse d’un Homère qui n’eût point existé. L’on cite le nom de l’abbé d’Aubignac, et l’on mentionne évasivement ses Conjectures, qu’on n’a plus soin de lire ; et l’on s’étend, avec une complaisance infinie, sur les Prolégomènes de Wolf, qu’on lit un peu. Sainte-Beuve lui-même, qui croit à Homère et à l’unité des poèmes homériques, c’est Wolf uniquement qu’il réfute : il ne s’arrête pas à « des boutades de gens d’esprit sans autorité, comme l’abbé d’Aubignac. » S’il admet que Wolf ait chez nous un précurseur, ce sera d’Ansse de Villoison, qu’il appelle un « puits de science » et un « moulin à paroles, » gros homme et gras et qui montrait son intempérance dans le boire et le manger non moins que dans l’érudition. Sainte-Beuve ajoute : « Qu’on mette en regard ce profil de Villoison avec la figure de Wolf, le maître éminent, le grand professeur, dont chaque parole porte et pénètre... » Semblablement, lisez la plupart des récens volumes qui traitent de la question homérique : vous y verrez les critiques épiloguer sur Wolf et les « continuateurs de Wolf, » et négliger notre vieil abbé d’Aubignac. Injustice, et dont Homère ne bénéficie pas ! Mais Homère eût bénéficié de cette ivrognerie à laquelle succombait le neveu de M. Charpentier, si M. l’abbé Boscheron ne fût arrivé soudain. Car, sans les Conjectures