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la nigauderie. Et c’est pourquoi j’insiste sur le badinage des Conjectures. Le professeur Wolf n’a pas du tout vu que les si plaisantes Conjectures de l’abbé d’Aubignac fussent un « jeu d’esprit ; » les continuateurs de Wolf ne l’ont pas vu davantage. Ils ont pris pour argent comptant les aventureux paradoxes d’un lettré qui s’amuse, et qui d’ailleurs mêle à ses facéties des vérités, et qui n’aime son jeu hardi que par ce mélange de la fantaisie et de l’étude. Ils ont épilogué lourdement sur la non-existence d’Homère ; et sur l’Iliade et l’Odyssée qui naissent un beau jour, on ne sait comment, par un phénomène de génération spontanée ; et sur l’épopée organique ou dynamique. Ils ont transformé en formidable doctrine l’aimable essai de d’Aubignac. Toute l’immense et absurde pédanterie dont l’Odyssée et l’Iliade sont accablées aujourd’hui dérivent de Wolf et dérivent de l’énorme contresens que l’auteur des Prolégomènes a fait sottement sur les Conjectures. D’Aubignac ne prévoyait pas cet horrible succès de son petit volume, sans doute. Mais il raconte l’histoire d’un « docte Allemand » qui, ayant lu le roman d’un Français, l’Orphise Chrisante, l’interpréta comme un symbole de la pierre philosophale, vint en France exprès pour en conférer avec l’auteur « et le surprit fort des belles imaginations qu’il avait conçues, auxquelles l’auteur n’avait jamais pensé. » Aux enfers, Wolf et ses continuateurs surprennent ainsi l’abbé d’Aubignac et, certainement, le désolent.

Le plus triste et ridicule, c’est que l’idée de l’abbé d’Aubignac, longtemps dédaignée en France, y fut accueillie avec enthousiasme, quand elle y revint marquée de l’estampille allemande : telle était, naguère, notre jobarderie. Il y a peu d’années encore, Homère était pis que mort : il n’avait point vécu. L’on s’éloigne heureusement de ces folies. Le volume de Michel Bréal, Pour mieux connaître Homère, a fait rentrer « dans l’ordre normal des productions humaines » les poèmes homériques. Les ouvrages de M. Victor Bérard, Les Phéniciens et l’Odyssée, et de M. Philippe Champault, Phéniciens et Grecs en Italie d’après l’Odyssée, rendent à Homère sa réalité, son individualité. Nous retournons à la pensée de Fénelon : « Qui s’imaginera que l’Iliade, ce poème si parfait, n’ait jamais été composée par un effort du génie d’un grand poète ? » Ὅμηρος ἀνέστη, Homère est enfin ressuscité !…

André Beaunier.