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de sorte que le droit de libre et légitime discussion, ouvert entre le patron et le salarié, a tout de suite dégénéré en conflit aigu, préjudiciable aux uns et aux autres, préjudiciable surtout au pays qui doit avoir une marine pour transporter ses marchandises d’importation et d’exportation et ses produits coloniaux sous pavillon national. Les inscrits, concentrés sur des points bien définis du territoire, forment un collège électoral puissant et agissant, dont on a trop souvent cherché à accaparer les suffrages en attisant les rancunes que de rares dévoyés peuvent nourrir contre les armateurs. Or, dans aucune industrie, la solidarité n’est plus nécessaire que dans la nôtre.

À terre, l’ouvrier est soustrait à la discipline patronale dès l’instant où il a franchi les portes de l’usine, soumise aux lois de police et de sûreté communes à tout le territoire. Au contraire, tant que le marin reste embarqué, il ne saurait y avoir de complète liberté pour lui ; les bastingages tracent les limites de son domaine : il se doit, en un mot, tout entier au vaisseau. Celui-ci, par une fiction juridique, est censé prolonger les rivages de son pays d’origine ; il forme une petite patrie, détachée de la grande, avec ses lois particulières. Quel est le représentant de l’ordre public ? Le capitaine, le « maître après Dieu, » qui est en même temps mandataire de l’armateur. Nous nous trouvons ainsi en présence de cette particularité qu’un homme détient ici tous les pouvoirs : celui du patron et celui de l’État. Ajoutons à cela qu’au point de vue technique aucune comparaison ne saurait être établie entre le sol d’une usine et les planches mouvantes d’un bateau. Le souci de la vie des personnes domine toutes les autres considérations. Devant le devoir impérieux d’assurer la sécurité du voyage, les convenances individuelles les plus respectables doivent momentanément s’effacer.

Cette solidarité entre armateurs et marins n’est pas seulement commandée par ces diverses raisons ; elle est encore imposée par des nécessités économiques. Dans toutes les affaires, la production est soumise aux règles de la concurrence, mais tandis que sur terre cette concurrence subit des modifications dues à l’influence des milieux dans lesquels vit l’usine, en mer, les armateurs de toutes les nations opèrent sur le même domaine. Ils sont donc placés les uns vis-à-vis des autres dans des conditions de rivalité commerciale identiques. Un exemple très simple le fera comprendre. Pour envoyer une tonne de marchandises de Paris